Marcel Proust
Un point de vue personnel
de
Paul Dubé
(et Copernique Marshall)
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Comment
lire Proust ?
On
ne lit pas Proust. On l'écoute. On
ne lit pas Proust. On se laisse envoûter par lui. On ne lit pas Proust. On se lit soi-même.
Et
c'est là la différence fondamentale entre un écrivain classique qui
raconte son histoire ou l'histoire de quelqu'un d'autre en espérant
que son lecteur en tirera un certain plaisir et même des
informations, leçons, conseils susceptibles de modifier sa pensée.
Proust
n'est pas un écrivain qui nous parle de ses expériences ou de sa
vie. Proust n'expose pas à la vue de tous ses prodigieuses
connaissances ni, nous explique comment, par son intelligence et son
talent, il a réussi à comprendre le sens de sa vie et qu'il tient à
nous la décrire en trois mille pages.
Proust
est tout simplement un verre grossissant, un développeur de clichés
qui nous fait...
«...
retrouver, ressaisir, connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est
encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas
"développés" ...»
(Le
Temps retrouvé - Gallimard, Paris, 1946-47, p. 66 et 67)
...
mais pas n'importe quels clichés mais les nôtres..
Vous
vous souvenez de votre votre première joie ? Revivez-la à nouveau
avec Proust. Non pas en tant que souvenir, mais comme si vous étiez
encore là.
Il
en sera de même avec votre premier amour, votre
première peine d'amour, votre premier jour à l'école, la journée
où vous êtes monté à bicyclette pour la première fois ou
le jour où vous avez entendu la première chanson qui vous a fait
pleurer...
Et
avec tous ces souvenirs, vous vous vous direz :
«Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu'il faudra que ces phrases
musicales [cette petite chanson], ces notions qui existent par rapport à
elle, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins
probable.»
(Sw. 11, 182.)
Avouez
que c'est plus consolant - et beaucoup plus encourageant - que
tout ce que nous raconte... ailleurs.
***
Un
exemple ?
Vous
avez trouvé Un amour de Swann bien ordinaire ? -
Attendez de lire comment Proust vous expliquera sans même
y revenir explicitement que vous l'avez mal lu... parce que vous l'avez lu sans son verre
grossissant.
Vous
vous souvenez de ce qu'on disait tout-à-l'heure à propos d'À
la recherche, que c'était un livre dont l'architecture est comparable à celle d'une cathédrale
où chaque pierre a sa place et son importance ?
En
ce sens, Un amour de Swann, aussi banal (?) qu'il puisse
paraître, est une pierre angulaire, mais ça, on ne s'en aperçoit
pas tout de suite.
*
Et
puis une autre...
illustre, celle-là, car même les premiers lecteurs ne l'ont pas
notée :
Lorsqu'au
tout début de Du côté de chez Swann, le narrateur vit pour la première fois Gilberte, dans un champ près
de Combray, le monsieur habillé de coutil (qu'il ne connaissait
pas et qui fixait sur lui des yeux "qui lui sortaient de la tête"),
vous avez su, plus tard, qui c'était ?
***
Longtemps,
Proust a hésité entre écrire une série d'essais où il expliquerait sa vision du
monde et un récit-roman semi-autobiographique qui, petit à petit, avec divers
exemples, indiquerait comment n'importe qui peut percer le mur qui nous empêche
de voir notre propre réalité. - Et c'est après plusieurs tentatives qu'il a
finalement compris que c'est par la description temporelle de l'existence qu'il
y parviendrait et, par un effet heureux - passez-nous l'expression - du
hasard, son roman a été publié sur une longue période qui lui a permis de le
raffiner et de l'allonger (sic) au point où le lecteur qui en finira la lecture
sera devenu, comme chacun de ses personnages, quelqu'un d'autre par rapport à
celui qui l'aura débuté.
Car
À
la recherche du Temps perdu est, entre autres, un roman sur le Temps.
M'enfin...
c'est ce que j'y ai lu.
Que
sera-t-il pour son prochain lecteur ?
***
Une note :
Nous
(c'est Paul Dubé et Copernique Marshall qui ont écrit cette
note) avons eu beaucoup de discussions quant à la signification
du verre grossissant mentionné ci-dessus ; nous avons eu
d'autres quant à l'importance de la "mémoire
involontaire" sur laquelle de nombreux critiques se sont
penchés et sur laquelle Proust revient quatre ou cinq fois dans
sa Recherche ; et encore d'autres sur ce que c'était que
"revivre" son passé ; sur la partie imaginaire
et la partie autobiographique d'À la recherche ; sur son
prétendu but, sa signification profonde... pour en arriver à une
seule et même conclusion :
Qu'À
la recherche du Temps perdu n'est pas un livre à signification
unique, parce que chacun de ses lecteurs ne lit que lui-même, y trouve des réponses
aux questions différentes qu'il se pose par rapport à
sa propre vie, ses propres expériences... son unique vécu.
La sagesse
veut que l'on se méfie de ceux qui ont compris Proust car
souvent ils ne parlent que d'eux-mêmes.
Un
aparté :
La
peinture a ceci de particulier par rapport à la littérature : elle est
plus facile d'accès c'est-à-dire que, d'un seul coup d'oeil, on peut
saisir l'ensemble d'un tableau, voir presque immédiatement la vision générale
qu'un peintre a voulu nous transmettre : les côtés charitables ou
autoritaires de l'humanité tels que vus par Franz Hals, les moments de
Vermeer, les genres de
Chardin, jusqu'aux impressions de
Renoir ou aux merveilleux chaos de Jackson Pollock.
Une fois cette première prise de contact effectuée,
l'on peut ensuite passer aux détails, à la technique utilisée
par celui qui a peint un tableau et réaliser que le mauve des cheveux d'une
femme, les profils où paraissent les deux yeux d'un visage, les
assemblage et la juxtaposition de formes diverses ou la disparition
complète d'un point de fuite sont des moyens dont le peintre s'est
servi pour nous faire comprendre certains aspects de la réalité qui
nous échappaient parce que nous les avions regardés trop souvent sans
les observer.
La
littérature procède à l'inverse. Elle nous présente par des phrases
alignées les unes après les autres ces petits détails avec lesquels
nous sommes en contact continuellement, mais auxquels nous n'attachons
aucune importance jusqu'à ce que leur accumulation, dans un certain
ordre ou désordre, débouche sur une vision globale ou une nouvelle façon
de percevoir la réalité.
Ces
deux arts, cependant, procède de la même façon pour révéler
ou nous faire connaître une nouvelle vision du monde c'est-à-dire nous faire réfléchir différemment : ils utilisent, surtout si cette
connaissance ou cette vision est tout à fait nouvelle par rapport à ce
que nous connaissons une ou des techniques qui seront forcément
inaccoutumées, inhabituelles, innovatrices et c'est là où l'oeuvre de
Proust déroute souvent ses lecteurs.
Le
monde proustien, si l'on tient absolument à le résumer - une chose
absurde en soi, mais qui a satisfait au moins UN lecteur : celui
qui écrit ses notes -, a pour thème premier, le Temps. Or, pour décrire le temps, prendre
connaissance des intermittences et de la discontinuité que le Temps
impose à la vie, ce Temps qui nous paraît constant et unidirectionnel
et qui ne l'est pas, Proust a dû inventer une langue où chaque lecteur
puisse être en mesure de comparer simultanément des événements qui
se sont déroulés dans sa propre vie à des années de distance
et non seulement des événements eux-mêmes, mais des atmosphères dans
lesquelles ils se sont produits, des impacts qu'ils ont eus à deux époques
différentes de son existence et de la dissemblance qui existe entre ces
expériences. Est-ce qu'on peut dire que Proust veut nous faire vivre et revivre
simultanément notre présent et notre passé ? C'est
ce qu'il nous dit à la toute fin de sa Recherche.
Ce
qu'on peut ajouter, c'est que le
monde proustien est également celui de l'art, cet art qui nous fait
percevoir la vraie vie, la vie vraiment vécue et qui, sans cet art,
demeure «une série de clichés non développés» tel que
mentionné dans la citation ci-dessus.
Et
le monde proustien est celui de la découverte des aspects cachés de
son existence.
Proust,
c'est, comme l'indiquait Maurois, une «révolution copernicienne à
rebours» et cette révolution est semblable à celle que Copernique
a tant eu de mal à faire accepter.
Chose
certaine :
Si
on pouvait résumer À la recherche en une centaine de lignes,
une centaine de pages, il y a longtemps qu'on l'aurait fait.
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Ajouts - 20 mai 2022
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