102 Boulevard Haussmann
[Le lundi soir 28 octobre 1912] (1)
(1) Nous établissons une
partie du texte d'après le fac-similé de la page 5 du manuscrit publié
dans `La correspondance de Fasquelle à la page 21. Lettre écrite au
moment où Proust reçoit la lettre du 28 octobre 1912 annonçant que
Fasquelle accepte de publier son livre (note 2 ci-après); elle doit
dater du lundi soir 28 octobre 1912 ou du lendemain.
Monsieur,
M. Calmette me donne la nouvelle qui pouvait m'être le plus agréable en
me disant que vous voulez bien publier mon ouvrage (2). Cela me fait un
tel plaisir de le voir paraître chez vous que j'avais presque peur que ce
ne fût pas réalisable, comme toutes les choses qu'on désire beaucoup,
aussi permettez que ma première parole soit pour vous dire ma gratitude.
(2) Mme Straus a dû
avertir Proust dès qu'elle a reçu le mot de Calmette, daté «Ce 28
8"°», lui annonçant l'accord de Fasquelle pour la publication du
Temps Perdu. Il est à remarquer que l'éditeur préfère transmettre
son message par l'intermédiaire de Calmette au lieu d'écrire
directement à l'auteur. Il garde ses distances.
Je voudrais très honnêtement
vous avertir d'avance que l'ouvrage en question est ce qu'on appelait
autrefois un ouvrage indécent et beaucoup plus indécent même que ce
qu'on a l'habitude de publier. Si je suis obligé d'entrer à cet égard
dans quelques explications, c'est que ne vous envoyant que le manuscrit de
mon premier volume, qui est sauf quelques rares passages, très chaste, je
ne voudrais pas vous tromper sur le reste, ni, non plus, qu'une fois le
premier volume paru, vous ne veuilliez plus publier les deux derniers (ou
le dernier, car peutêtre toute la seconde partie pourra-t-elle tenir en
un fort volume).
Cette deuxième partie est entièrement écrite mais comme elle est en
cahiers et non dactylographiée, je ne vous l'envoie pas d'avance, le
manuscrit joint à cette lettre formant déjà la matière d'un volume. Or
voici ce qui dans la deuxième partie est fort scandaleux. Je n'ai pas
besoin de vous dire que c'est bien malgré moi, et que le caractère général
de mon oeuvre répondra de la haute moralité de mes intentions. Et c'est
en vous demandant le secret sur un sujet que personne ne connaît et qu'on
pourrait me dissuader de traiter si cela «transpirait», que je vous
donne les quelques détails suivants afin que vous sachiez d'avance tout
ce qui pourrait vous faire revenir sur votre décision bienveillante.
Un de mes personnages (comme ils se présentent dans l'ouvrage comme dans
la vie, c'est-à-dire fort mal connus d'abord et souvent découverts
longtemps après pour le contraire de ce qu'on croyait) (3) apparaît
à peine dans la première partie comme l'amant supposé d'une de mes héroïnes
(4). Vers la fin de la première partie (ou au commencement de la
seconde, si le manuscrit que je vous envoie excède un peu les limites
d'un volume) ce personnage fait sa connaissance, fait étalage de virilité,
de mépris pour les jeunes gens efféminés, etc. (5). Or dans la
seconde partie, le personnage, un vieux monsieur d'une grande famille, se
découvrira être un pédéraste qui sera peint d'une façon comique mais
que, sans aucun mot grossier, on verra «levant» un concierge et
entretenant un pianiste (6). Je crois ce caractère - le pédéraste
viril, en voulant aux jeunes gens efféminés qui le trompent sur la
qualité de la marchandise en n'étant que des femmes, ce «misanthrope»
d'avoir souffert des hommes comme sont misogynes certains hommes qui (7)
ont trop souffert des femmes, je crois ce caractère quelque chose de neuf
(surtout à cause de la façon dont il est traité que je ne peux vous détailler
ici) - et c'est pour cela que je vous prie de n'en parler à personne. De
plus les sujets si différents qui lui font contraste, le cadre de poésie
où sa ridicule vieillesse s'insère et s'oppose, tout cela ôte à cette
partie de l'ouvrage le caractère toujours pénible d'une monographie spéciale.
Néanmoins, et bien qu'aucun détail ne soit choquant (ou alors sauvé par
le comique, comme quand le concierge appelle ce duc à cheveux blancs «grand
gosse!») je ne me dissimule pas que ce n'est pas un sujet «courant» et (8)
j'ai trouvé plus loyal de vous le dire ; plus prudent aussi car vous
voyez d'ici ma situation, pour une ceuvre qui est certainement la dernière
que j'écrirai et où j'ai tâché de faire tenir toute ma philosophie de
résonner toute ma «musique», si après le premier volume, vous cassiez
mon oeuvre en deux comme un vase qu'on brise, en en terminant là la
publication...
(3) Voici une première
explication de la théorie des personnages «préparés». Proust
s'expliquera à ce sujet un peu plus longuement dans son interview avec
Elie-Joseph Bois, au moment de la publication de Du côté de chez
Swann. Voir Textes retrouvés, éd. 1971, page 288.
(4) Allusion au baron de Charlus et à Mme Swann, dans Du côté de chez
Swann, I, 34 et passim. Dans la dactylographie que Proust envoie avec sa
lettre, Charlus s'appelle parfois le baron de Fleurus, parfois le baron
de Charlus. Voir ce que Proust dit à ce sujet dans sa lettre 146 à
Gallimard ci-après.
(5) Allusion au séjour à Balbec, ou, dans la dactylographie :
Bricquebecq. Voir A l'ombre des jeunes filles en fleurs, I, 748 à 756.
(6) Il s'agit de l'épisode de la première partie de Sodome et Gomorrhe
II, 601 à 632. - Le pianiste en question deviendra violoniste : c'est
Charlie Morel. Proust a fait le changement afin que le personnage
ressemble moins au modèle Delafosse. Voir Cor, I, note 2 de la lettre
139.
(7) Ms : ici commence la page 5, dont nous établissons le texte d'après
la photocopie.
(8) Ms : ici s'achève la page 5 du manuscrit.
Comme je crois que vous ne
me permettriez pas de mettre «I» sur le premier volume, je donne au
premier volume le titre Le Temps Perdu. Si je peux faire tenir tout le
reste en un seul volume je l'appellerai Le Temps retrouvé. Et au-dessus
de ces titres particuliers j'inscrirai le titre général qui fait
allusion dans le monde moral à une maladie du corps : Les Intermittences
du coeur (9). Il serait à souhaiter que le premier volume fût le
plus long possible, quand cela ne serait que pour faire tenir en un seul
volume (je ne suis pas certain que ce soit possible) la fin. Peut-être
(d'autant plus qu'en épreuves il y a toujours quelques passages qui me
sembleront inutiles) y a-t-il moyen de faire tenir en un volume le
manuscrit que je vous envoie (c'est-à-dire les trois parties du Temps
Perdu, moitié de l'ouvrage total) (10). Si c'est impossible au
moins faudrait-il que le volume allât jusqu'à la page 633 (j'ai marqué
l'endroit au crayon bleu) de la dactylographie (pages naturellement moins
longues que les pages imprimées et de plus il y en a qui sont sautées) (11).
Je dis cela pour le cas où il ne serait pas possible de faire tenir tout
le manuscrit que je vous envoie (Le Temps Perdu) en un volume. Dans ce cas
le Temps Perdu n'aurait qu'un volume, et ce qui n'aurait pu y entrer,
figurerait dans le Temps Retrouvé. Mais dans une autre hypothèse, celle
où vous m'accorderiez un assez fort volume pour que dans ce volume imprimé
il y eût place pour un peu plus que le manuscrit que je vous envoie, ce
serait très avantageux. Car ce premier volume plein de préparation,
sorte d'ouverture poétique, est infiniment moins «public» (sauf la
partie appelée Un Amour de Swann sur laquelle j'appelle votre attention)
que ne sera le second.
(9) Ce dernier titre
servira non comme titre général de l'oeuvre, mais comme sous-titre de
Sodome et Gomorrhe, deuxième partie, fin du chapitre premier. Voir II,
751.
(10) Les deux premières parties désignées sont : Combray et Un Amour
de Swann. La troisième partie comprend Autour de Mme Swann et le
premier séjour à Bricquebecq (Balbec).
(11) La page 633 de la dactylographie correspond sans doute à la fin de
la première partie d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs, allant
jusqu'au départ pour Bricquebecq (Balbec). La dactylographie, de plus
de 700 pages, va jusqu'à la fin de ce premier séjour sur la plage
normande.
Si donc nous pouvions aller
plus loin amorcer un peu plus d'action, le premier volume (qui ne
s'appellerait
tout de même que Le Temps Perdu, seulement Lé Temps Retrouvé serait
moins long) serait plus intéressant, et il y aurait chance plus grande de
faire tenir la seconde partie en un volume. S'il y avait moyen d'avoir une
ou deux lignes par page de plus (par exemple- 39 lignes) ce serait
merveilleux.
Je ne veux pas excéder ces huit pages et je vous redis l'hommage de [m] a
reconnaissance profonde.
Marcel PROUST.
P.S. - Je vous recommande mon manuscrit, n'ayant pas de brouillon, du
moins pas identique. Je suis confus, pour la première fois, de vous écrire
huit pages. Elles me dispenseront de plus vous ennuyer, mais je vous
demande de les lire jusqu'au bout et de les tenir pour confidentielles.