Point de vue

Marcel Proust  
Un point de vue personnel  
de
Paul Dubé  
(et Copernique Marshall)

--> Dernière révision :  15 mai 2022 <--


Pièce jointe

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 Lettre 1 - À Eugène Fasquelle


102 Boulevard Haussmann
[Le lundi soir 28 octobre 1912] (1)

(1) Nous établissons une partie du texte d'après le fac-similé de la page 5 du manuscrit publié dans `La correspondance de Fasquelle à la page 21. Lettre écrite au moment où Proust reçoit la lettre du 28 octobre 1912 annonçant que Fasquelle accepte de publier son livre (note 2 ci-après); elle doit dater du lundi soir 28 octobre 1912 ou du lendemain.

Monsieur,

M. Calmette me donne la nouvelle qui pouvait m'être le plus agréable en me disant que vous voulez bien publier mon ouvrage (2). Cela me fait un tel plaisir de le voir paraître chez vous que j'avais presque peur que ce ne fût pas réalisable, comme toutes les choses qu'on désire beaucoup, aussi permettez que ma première parole soit pour vous dire ma gratitude.

(2) Mme Straus a dû avertir Proust dès qu'elle a reçu le mot de Calmette, daté «Ce 28 8"°», lui annonçant l'accord de Fasquelle pour la publication du Temps Perdu. Il est à remarquer que l'éditeur préfère transmettre son message par l'intermédiaire de Calmette au lieu d'écrire directement à l'auteur. Il garde ses distances.

Je voudrais très honnêtement vous avertir d'avance que l'ouvrage en question est ce qu'on appelait autrefois un ouvrage indécent et beaucoup plus indécent même que ce qu'on a l'habitude de publier. Si je suis obligé d'entrer à cet égard dans quelques explications, c'est que ne vous envoyant que le manuscrit de mon premier volume, qui est sauf quelques rares passages, très chaste, je ne voudrais pas vous tromper sur le reste, ni, non plus, qu'une fois le premier volume paru, vous ne veuilliez plus publier les deux derniers (ou le dernier, car peutêtre toute la seconde partie pourra-t-elle tenir en un fort volume).

Cette deuxième partie est entièrement écrite mais comme elle est en cahiers et non dactylographiée, je ne vous l'envoie pas d'avance, le manuscrit joint à cette lettre formant déjà la matière d'un volume. Or voici ce qui dans la deuxième partie est fort scandaleux. Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est bien malgré moi, et que le caractère général de mon oeuvre répondra de la haute moralité de mes intentions. Et c'est en vous demandant le secret sur un sujet que personne ne connaît et qu'on pourrait me dissuader de traiter si cela «transpirait», que je vous donne les quelques détails suivants afin que vous sachiez d'avance tout ce qui pourrait vous faire revenir sur votre décision bienveillante.

Un de mes personnages (comme ils se présentent dans l'ouvrage comme dans la vie, c'est-à-dire fort mal connus d'abord et souvent découverts longtemps après pour le contraire de ce qu'on croyait) (3) apparaît à peine dans la première partie comme l'amant supposé d'une de mes héroïnes (4). Vers la fin de la première partie (ou au commencement de la seconde, si le manuscrit que je vous envoie excède un peu les limites d'un volume) ce personnage fait sa connaissance, fait étalage de virilité, de mépris pour les jeunes gens efféminés, etc. (5). Or dans la seconde partie, le personnage, un vieux monsieur d'une grande famille, se découvrira être un pédéraste qui sera peint d'une façon comique mais que, sans aucun mot grossier, on verra «levant» un concierge et entretenant un pianiste (6). Je crois ce caractère - le pédéraste viril, en voulant aux jeunes gens efféminés qui le trompent sur la qualité de la marchandise en n'étant que des femmes, ce «misanthrope» d'avoir souffert des hommes comme sont misogynes certains hommes qui (7) ont trop souffert des femmes, je crois ce caractère quelque chose de neuf (surtout à cause de la façon dont il est traité que je ne peux vous détailler ici) - et c'est pour cela que je vous prie de n'en parler à personne. De plus les sujets si différents qui lui font contraste, le cadre de poésie où sa ridicule vieillesse s'insère et s'oppose, tout cela ôte à cette partie de l'ouvrage le caractère toujours pénible d'une monographie spéciale. Néanmoins, et bien qu'aucun détail ne soit choquant (ou alors sauvé par le comique, comme quand le concierge appelle ce duc à cheveux blancs «grand gosse!») je ne me dissimule pas que ce n'est pas un sujet «courant» et (8) j'ai trouvé plus loyal de vous le dire ; plus prudent aussi car vous voyez d'ici ma situation, pour une ceuvre qui est certainement la dernière que j'écrirai et où j'ai tâché de faire tenir toute ma philosophie de résonner toute ma «musique», si après le premier volume, vous cassiez mon oeuvre en deux comme un vase qu'on brise, en en terminant là la publication...

(3) Voici une première explication de la théorie des personnages «préparés». Proust s'expliquera à ce sujet un peu plus longuement dans son interview avec Elie-Joseph Bois, au moment de la publication de Du côté de chez Swann. Voir Textes retrouvés, éd. 1971, page 288.

(4) Allusion au baron de Charlus et à Mme Swann, dans Du côté de chez Swann, I, 34 et passim. Dans la dactylographie que Proust envoie avec sa lettre, Charlus s'appelle parfois le baron de Fleurus, parfois le baron de Charlus. Voir ce que Proust dit à ce sujet dans sa lettre 146 à Gallimard ci-après.

(5) Allusion au séjour à Balbec, ou, dans la dactylographie : Bricquebecq. Voir A l'ombre des jeunes filles en fleurs, I, 748 à 756.

(6) Il s'agit de l'épisode de la première partie de Sodome et Gomorrhe II, 601 à 632. - Le pianiste en question deviendra violoniste : c'est Charlie Morel. Proust a fait le changement afin que le personnage ressemble moins au modèle Delafosse. Voir Cor, I, note 2 de la lettre 139.

(7) Ms : ici commence la page 5, dont nous établissons le texte d'après la photocopie.

(8) Ms : ici s'achève la page 5 du manuscrit.

Comme je crois que vous ne me permettriez pas de mettre «I» sur le premier volume, je donne au premier volume le titre Le Temps Perdu. Si je peux faire tenir tout le reste en un seul volume je l'appellerai Le Temps retrouvé. Et au-dessus de ces titres particuliers j'inscrirai le titre général qui fait allusion dans le monde moral à une maladie du corps : Les Intermittences du coeur (9). Il serait à souhaiter que le premier volume fût le plus long possible, quand cela ne serait que pour faire tenir en un seul volume (je ne suis pas certain que ce soit possible) la fin. Peut-être (d'autant plus qu'en épreuves il y a toujours quelques passages qui me sembleront inutiles) y a-t-il moyen de faire tenir en un volume le manuscrit que je vous envoie (c'est-à-dire les trois parties du Temps Perdu, moitié de l'ouvrage total) (10). Si c'est impossible au moins faudrait-il que le volume allât jusqu'à la page 633 (j'ai marqué l'endroit au crayon bleu) de la dactylographie (pages naturellement moins longues que les pages imprimées et de plus il y en a qui sont sautées) (11). Je dis cela pour le cas où il ne serait pas possible de faire tenir tout le manuscrit que je vous envoie (Le Temps Perdu) en un volume. Dans ce cas le Temps Perdu n'aurait qu'un volume, et ce qui n'aurait pu y entrer, figurerait dans le Temps Retrouvé. Mais dans une autre hypothèse, celle où vous m'accorderiez un assez fort volume pour que dans ce volume imprimé il y eût place pour un peu plus que le manuscrit que je vous envoie, ce serait très avantageux. Car ce premier volume plein de préparation, sorte d'ouverture poétique, est infiniment moins «public» (sauf la partie appelée Un Amour de Swann sur laquelle j'appelle votre attention) que ne sera le second.

(9) Ce dernier titre servira non comme titre général de l'oeuvre, mais comme sous-titre de Sodome et Gomorrhe, deuxième partie, fin du chapitre premier. Voir II, 751.

(10) Les deux premières parties désignées sont : Combray et Un Amour de Swann. La troisième partie comprend Autour de Mme Swann et le premier séjour à Bricquebecq (Balbec).

(11) La page 633 de la dactylographie correspond sans doute à la fin de la première partie d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs, allant jusqu'au départ pour Bricquebecq (Balbec). La dactylographie, de plus de 700 pages, va jusqu'à la fin de ce premier séjour sur la plage normande.

Si donc nous pouvions aller plus loin amorcer un peu plus d'action, le premier volume (qui ne s'appellerait
tout de même que Le Temps Perdu, seulement Lé Temps Retrouvé serait moins long) serait plus intéressant, et il y aurait chance plus grande de faire tenir la seconde partie en un volume. S'il y avait moyen d'avoir une ou deux lignes par page de plus (par exemple- 39 lignes) ce serait merveilleux.

Je ne veux pas excéder ces huit pages et je vous redis l'hommage de [m] a reconnaissance profonde.

Marcel PROUST.

P.S. - Je vous recommande mon manuscrit, n'ayant pas de brouillon, du moins pas identique. Je suis confus, pour la première fois, de vous écrire huit pages. Elles me dispenseront de plus vous ennuyer, mais je vous demande de les lire jusqu'au bout et de les tenir pour confidentielles.


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