La critique n'a jamais épuisé une grande
oeuvre comme celle de Marcel Proust.
Si je me suis décidé à y pénétrer une
fois de plus par une autre voie, - la voie du comique - c'est que ce
chemin inconnu mène, on le verra, à des points de vue tout nouveaux. Je
croyais bien, dans ce voyage, découvrir quelques aspects différents,
mais retrouver très vite les grandes lignes familières du pays. Quelle
erreur ! Etonnante richesse des romans de Proust! Ils m'ont fait entrer
dans des régions où j'ai goûté la fraîcheur de la surprise et du
jamais vu. Ces livres, si fréquemment relus, sont devenus brusquement
pareils à des livres inédits. Proust, 1e psychologue de la vie
inconsciente, m'est apparu comme un étonnant auteur comique, et son
Charlus m'a fait penser, par l'énormité du personnage, à un Don
Quichotte plus caricatural.
Cependant le monde des livres est grand,
et, ne voulant pas être le régionaliste enthousiaste d'une contrée,
j'allais enfin quitter le domaine proustien pour de nouvelles expéditions.
Je voulais, en effet, entreprendre un ouvrage sur la personnalité d'André
Gide et j'avais commencé, d'autre part, un essai romanesque. J'éprouvais,
en me séparant de Proust, une peine nostalgique ; je regrettais le
magnifique paysage comme après une ivresse on regrette l'exaltation. Et
je m'éloignais de lui avec cette joie une peu triste de n'avoir pas pu le
connaître à fond et de m'en aller, non pas l'esprit vide, mais encore
tout chargé de choses inépuisées.
Alors parut Le Temps Retrouvé. Cette fois
le monument est achevé. La vision d'ensemble complète. Le panorama s'est
déroulé circulairement. Et à cette vaste vue, une joie intense m'a
saisi. Ainsi j'ai été amené à préciser la place de cette oeuvre dans
la production contemporaine, à imaginer quelle pourra être sa durée, et
à en dégager des idées nouvelles, et surtout un mystère particulier.
Les deux petites études qui suivent (*) me
conduisent donc d'un Proust comique à un Proust presque mystique. En
recueillant mes découvertes, je peux mesurer, sans doute définitivement,
l'étendue de cette oeuvre, à la fois confessions et mémoires.
(*) Ces deux petites études sont ajoutées
à la fin de ce présent livre.
Déjà elle me semble classée par
l'opinion à coté des ouvrages les plus importants. En tous cas, elle
l'est pour moi. Et désormais je m'en sens débarrassé. le suis libre de
reprendre mes travaxn eu cours, provisoirement interrompus. Autour de moi,
c'est de nouveau l'inconnu.
L'histoire de mes rapports avec les livres
de Proust, je l'ai vécue avec chaque ceuvre d'art, qui a marqué une
place dans mon existence. Toujours j'ai commencé par éprouver ce choc
intérieur ou cette curiosité lente qui caractérisent les débuts d'une
liaison amoureuse. Puis j'ai eu des moments sublimes. Enfin, j'ai connu la
déception navrante, cet état de vide, où le livre épuisé réserve
tout de même des découvertes mais ne
donne plus d'ivresse. La passion est devenue un affection. Celle-ci, comme
l'amitié, n'est qu'une pauvre chose. C'est alors que le plus fervent
lecteur songe qu'il a « lu tous les livres... »
L. P.-Q.