En publiant dans une revue
il y a quelques années un article sur Marcel Proust, je fus obligé de
choisir arbitrairement dans son oeuvre quelques aspects particuliers et
d'en négliger d'autres que je savais essentiels. Je limitais mon sujet.
Depuis j'ai souvent voulu le reprendre et le compléter par un second
article. J'ai attendu. Chaque nouveau livre de Proust m'apportait une émotion
neuve, comme celle que l'on éprouve aux tournants d'une route en lacets,
en découvrant une chaîne de montagnes. Mon second article est devenu...
un volume de trois cents pages.
Et cependant je n'ai pas la
prétention de le croire complet. Après onze tomes déjà lus d'A la
Recherche du Temps Perdu, j'ai toujours l'impatience de connaître la
suite. Mme Verdurin va-t-elle entrer dans l'aristocratie et devenir
duchesse ou princesse ? La petite Gilberte des Champs Elysées, qui épousera-t-elle
? Quelle surprise le nouvel aspect de Saint-Loup doit-il m'apporter ? Je
pense que la fin de cette longue épopée moderne, imprévisible comme la
vie, m'obligera peut-être à mettre au point, pour moi-même, certains de
mes jugements. Mais je ne suppose pas qu'elle me ferait rien changer
d'important dans mon étude.
J'ai voulu principalement
prendre de l'oeuvre de Proust une vue d'ensemble ; l'envisager comme un
système fermé, qui constitue un tout. Et quoique les trois quarts
seulement de cette oeuvre aient paru, ma tentative ne me semble pas prématurée.
L'ensemble que nous connaissons est arrivé à un point de développement
tel que nous saisissons l'harmonie de ses vastes proportions. Nous sentons
que tout se tient. Nous savons que les épisodes obscurs du début s'éclairent
à la lumière des suivants. Sans attendre la publication du Temps Retrouvé,
dès maintenant nous embrassons l'oeuvre dans un seul jugement, comme un
visiteur devant une cathédrale aux tours inachevées recule de quelques
pas et comprend dans son regard l'ensemble architectural.
Cependant je tiens à le
repeter : à l'origine, je n'ai songé qu'à noter la joie, l'angoisse que
m'apportaient les livres de Marcel Proust. La lecture, qui n'est souvent
qu'une distraction, une manière de « passer le temps », ou qu'un devoir
qu'on s'inflige, m'a donné quatre ou cinq fois dans la vie une de ces
grandes émotions, avec Du Côté de chez Swann par exemple, qui vous
frappent pour toujours. A mesure que les livres suivants paraissaient, je
comprenais qu'une oeuvre d'art, comme il y en a quelques-unes seulement
par siècle, était née et j'éprouvais à certains moments comme un écrasement,
un tremblement intérieur, une ivresse. Ce sont ces impressions que j'ai
cherchées à exprimer.
Bientôt j'ai voulu les
comparer à celles des amis de Proust pour mieux connaître l'homme qu'il
fut. J'ai élargi mon sujet et j'en ai été heureux : cette documentation
vivante (*) n'a fait qu'augmenter encore mon admiration pour ce douloureux
génie.
(*) Je témoigne ici ma
gratitude au Dr Robert Proust, à la mémoire de Jacques Rivière, à
MM. Brunschwicg, Fernand Gregh, Henri de Régnier, Jacques-Émile
Blanche, Frédéric de Madrazo, Albert Flament, le prince Antoine
Bibesco, Reynaldo Hahn, René Blum, Robert de Fiers, Constantin Ulimann,
Jean Cocteau, Paul Morand, Edmond jaloux, Paul Brach, Faure-Biguet,
Georges de Traz, Jacques Truelle, Jacques Benoît-Méchin, Louis
Serpeille de Gobineau et à tous ceux qui m'ont renseigné avec tant
d'affabilité et qui m'ont tellement facilité mon travail.
Ainsi j'ai commencé cette
étude par l'esquisse d'une biographie. La même signification s'en dégage
que de son oeuvre. D'un côté, j'ai fait ressortir le sens de cette vie
magnifique. De l'autre, j'ai retracé d'après ses livres son univers.
Ici, nous voyons successivement Marcel Proust dans le « temps perdu » et
dans le « temps retrouvé », dans sa vie mondaine puis dans sa retraite,
dans l'art et la gloire. Là, nous apprenons à connaître ses idées sur
le « temps perdu » et sur le « temps etrouvé », sur les salons,
l'amour et sur l'esthétique.
Entre ces deux parties, qui
s'équilibrent et se complètent, j'ai placé - chapitres nécessairement
beaucoup plus abstraits - l'étude technique de l'ceuvre, qui explique
l'apport nouveau de l'écrivain, l'originalité essentielle de sa méthode.
C'est la clef de voûte de ce livre (*). Je parle de la composition alternée
de Proust, du rythme de ses thèmes, des thèmes de l'évolution et de
l'inconscient, de ce que l'auteur nous dit du sommeil, des rêves, des
souvenirs, de sa méthode d'exploration en profondeur, de son style
approprié à cette méthode, du vieillissement de ses personnages et de
la manière dont ils posent le problème de la personnalité.
(*) Cependant, pour les
lecteurs qui visitent Paris en huit jours et Venise en trois, un
Baedeker spécial leur conseillerait s'ils sont trop pressés ou s'ils
la trouvent trop fatigante, de sauter cette partie centrale et de passer
directement à la suivante.
Ainsi j'ai divisé
naturellement mon livre en trois parties : la vie, l'oeuvre et l'univers
de Marcel Proust. En appendice, j'ai placé quelques-uns des documents
dont je me suis servi et que je n'ai pu faire figurer au cours de mon
ouvrage : des fragments de la correspondance (encore inédite) de Marcel
Proust et une bibliographie sommaire.
L. P.-Q.