Au bout des sept cent
douze pages de ce manuscrit (sept cent douze au moins, car beaucoup de pages
ont des numéros ornés d'un bis, ter, quater, quinque) - après d'infinies
désolations d'être noyé dans d'insondables développements et de
crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface - on n'a
aucune notion de ce dont il s'agit. Qu'est-ce que tout cela vient faire?
Qu'est-ce que tout cela signifie? Où tout cela veut-il mener? - Impossible
d'en rien savoir! Impossible d'en pouvoir rien dire! La lettre jointe au
manuscrit apporte quelques éclaircissements. Mais le lecteur du volume
n'aurait pas cette lettre sous les yeux.
Elle avoue qu'il ne se
passe rien dans ces sept cents pages, que l'action n'y est pas engagée, ou
seulement l'est dans les soixante dernières pages, et d'une façon
imperceptible à quiconque n'est pas prévenu. Car le personnage futur ne
fait qu'y apparaître et sous le masque d'une apparence opposée à ce qu'il
doit se révéler plus tard. Et comment saurait-on que c'est lui,.. Nul ne
le devinera jamais!
Toute cette première
partie, déclare la lettre, n'est qu'une « préparation », une «ouverture
poétique ». Un volume plus long qu'un des plus longs romans de Zola, c'est
excessif comme préparation. Et le malheur plus grave c'est que cette préparation
ne prépare pas du tout, bien plus, ne fait même pas prévoir ce que la
lettre apprend qui suivra, la lettre seule. Même renseigné par elle, on se
demande constamment Mais pourquoi tout cela? Mais quel rapport? Quoi? Quoi
enfin?
Il y a là vraiment un cas
pathologique, nettement caractérisé.
Le moyen, facile, de s'en
rendre compte, et le seul moyen, difficile, de donner une idée de l'oeuvre,
c'est de suivre l'auteur pas à pas, à tâtons comme un aveugle que l'on
est.
La première partie se
divise elle-même en trois parties :
Pages 1-17 -
Un monsieur a des insomnies. Il se retourne dans son lit, il ressasse des
impressions et des hallucinations de demi-sommeil dont certaines le
reportent à ses difficultés de s'endormir, lorsqu'il était petit garçon,
dans sa chambre de la maison de campagne de sa famille, à Combray. Dix-sept
pages! où une phrase (fin de la page 4 et page 5) a quarante-quatre lignes,
où l'on perd pied...
P. 17-74 - Un petit
garçon ne peut pas s'endormir tant que sa maman n'est pas venue l'embrasser
dans son lit. Elle ne vient pas quand il y a quelqu'un à dîner. Un de ces
«quelqu'un », c'est M. Vington. Plusieurs pages sur M. Vington que l'on ne
reverra plus. Un autre de ces « quelqu'un », c'est M. Swann. M. Swann est
un intime du comte de Chambord et du prince de Galles; mais il cache ces
hautes relations, et il est traité un peu par-dessous la jambe dans la
famille très bourgeoise du petit garçon. Il est question d'une Mme de
Villeparisis, proche parente du maréchal Mac-Mahon, chez lequel Swann dîne
fréquemment. Il y a beaucoup de pages consacrées à ces deux personnes,
puis à la vieille servante Françoise... Et toujours revient l'analyse du
cas du petit garçon qui ne peut pas s'endormir tant que sa maman... Enfin,
c'en est fini des souvenirs d'enfance qui passent dans les insomnies du
Monsieur.
P. 75-82 - Mais le
même trempe un gâteau dans une tasse de thé, et voici tout un nouveau
flux de souvenirs qui monte.
P. 82-221- C'est
Combray. C'est tante Léonie qui, depuis des années, ne sort plus de sa
chambre, puis ne quitte plus son lit, et est morte maintenant. Elle se fait
lire la gazette du village par la vieille Françoise, par une dévote nommée
Eulalie; elle supporte avec impatience le bavardage de Monsieur le Curé. Il
y a une digression sur un oncle Charles. Une autre, interminable, sur de
vieilles gravures. Une autre sur un camarade de collège, Bloch, admirateur
d'un grand écrivain actuel qui se nomme Bergotte et pourrait se nommer Barrès,
en de certains points de la description qui en est faite. Puis un monsieur
Legrandin que l'on rencontre à la sortie de la messe, que l'on ne
rencontrera plus dans le reste du volume, après toutefois qu'il aura été
tourné et retourné de tous les côtés en un très grand nombre de pages.
Puis une noble famille et une noble dame de Guermantes, sur le compte
desquels nous entendons ratiociner sans tarir. Puis revient Swann, avec qui
l'on est en froid, parce qu'on ne peut recevoir la femme de mauvaise réputation
qu'il a épousée. Puis il est encore question de M. Vington, de qui nous
apprenons la mort.
Et nous assistons (p.
187-190) à une scène de sadisme où, Mlle Vington, avant de se livrer
à des ébats avec une « amie », s'excite en fournissant à celle-ci un
portrait de ce défunt père pour qu'elle crache dessus. Puis, de nouveau,
Mme la duchesse de Guermantes.
Enfin prend fin ici cette
première partie. A elle seule, elle ferait un volume de moyenne dimension.
Ce sont les souvenirs, toute l'enfance du personnage qui parle, entrecoupés
de mille dissertations subtiles, enchevêtrés de vingt récits où passent
des gens dont la plupart ne reviendront plus... Quant à savoir où l'on va,
c'est une autre affaire! Cette histoire, qui occupe deux cents pages, relate
des faits déjà vieux d'une quinzaine d'années, qui ont été racontés
jadis au petit garçon et dont maintenant l'homme fait se souvient jusqu'à
un détail invraisemblable.
M. et Mme Verdurin ont un
salon dont les principaux ornements sont le Dr Cottard et sa femme, un petit
pianiste et sa tante, un peintre, plus quelques autres fantoches. Ils reçoivent
une femme de mauvaises moeurs, Odette de Crécy, qui leur amène Swann, déjà
vieux monsieur. Swann est épris d'Odette, qui ne demande qu'à se faire
entretenir par lui et arrive à ses fins sans que Swann, tout en lui donnant
de trois à dix mille francs par an, réalise en son esprit la notion qu'en
effet il l'entretient. Il en arrive cependant à une autre notion, celle
qu'il est trompé outrageusement. Il est même tout à fait délaissé, sans
cesser ses versements.
A la fin, lorsque toutes
ces évidences se sont imposées à lui et qu'il s'est en outre aperçu
qu'Odette de Crécy ne lui plaisait pas et «n'était pas son genre.», il
la quitte.
On croit du moins qu'il la
quitte. Mais il paraît qu'il n'en fut rien. Car dans les souvenirs
d'enfance de la première partie nous avons vu Swann depuis longtemps marié
avec Odette de Crécy et en ayant une petite fille nommée Gilberte.
Cette histoire ici est
relativement simple. Mais dans le manuscrit, elle est entrecoupée d'autant
d'autres incidents étrangers, brouillés d'autant d'autres enchevêtrements
inconcevables que l'on a vus dans la première partie.
On trouve là-dedans cette
phrase (page 302) « ... Au régiment... j'avais un camarade que
justement monsieur me rappelait un peu. A propos de n'importe quoi, je ne
sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant
des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est stupide, mais
à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez et il vous
envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous n'auriez jamais pensé. »
L'auteur ne craint-il pas
que l'on ne lui fasse l'application?
On en serait tenté!
Pendant des heures... à propos de ce verre, ou de la bataille de
Waterloo... il vous envoie chemin faisant des choses auxquelles on n'aurait
jamais pensé... c'est-à-dire des choses qui, cela est très juste, ne sont
pas quelconques, sont nouvelles, fines, pleines d'observation et de pénétration,
mais qui vous sont envoyées pendant des heures et chemin faisant c'est-à-dire
sans que l'on voie jamais où ce chemin conduit.
En outre cette phrase se
trouve être un échantillon de toutes autres phrases. Elle a tout
l'embrouillement, tout l'enchevêtrement que l'on remarque déjà rien que
dans la lettre jointe au manuscrit, et qui fait que la lecture n'est pas
soutenable au-delà de cinq ou six pages.
Et c'est un continuel
vagabondage du « dégoisement ». Swann va, une fois par hasard, « dans le
monde ». Et cela dure trente pages (369 à 401). Et il y a trois
pages sur les larbins qui font la haie dans l'escalier et qui évoquent
« les pédrelles de San Zeno et les fresques des Eremitani », ...
Albert Dürer, ... L'escalier des Géants du Palais Ducal, ... Benvenuto
Cellini, ... Les vigies des tours de donjon ou de cathédrale, ... etc...
etc... Autant, ensuite, sur chaque invité...
Et c'est intarissable, et
cela devient de la folie.
Il y a comme cela des préparations
pénibles au début des romans de Balzac. Mais, une fois les personnages posés,
c'est fini. Les personnages agissent. Ils sont des personnages. Ici, point
du tout Swann maintenant va repasser au second plan. S'il y a quelque chose
d'utile dans tout ce fatras redoutable, lui, on voudrait bien savoir à quoi
il sert ou ce qu'il représente. Certainement il ne nous sera pas évité
dans la troisième partie. Il n'est pas à espérer qu'il ne sévisse encore
dans le second manuscrit. Nous savons cependant, par la lettre, qu'il ne
sera pas le personnage principal, qu'il ne pourra jouer qu'un rôle épisodique.
- Ce qui est plus grave, c'est que l'on ignore totalement ce qu'y fera
celui-là même qui nous berce si longtemps de ses souvenirs et rêvasseries
spéculatives.
P. 422-436 -
Quatorze pages sur Briquebecq, où il y a une église d'architecture
persane, sur Venise, sur Florence...
P. 436-471 - Sur
les Champs-Élysées et le pavillon des water-closets. Aux Champs-Elysées,
le petit garçon joue avec des petites filles, dont l'une est Gilberte,
fille de Swann et d'Odette de Crécy, et inspire un grand amour au petit garçon.
P. 472-520 - Il est
question de M. de Norpois, ou de Montfort, diplomate. Et le petit garçon va
voir jouer une Sarah Bernhardt qui s'appelle La Borma. Il est question du
mariage de Swann. Puis du grand écrivain Bergotte. P. 521-528 - Il
est question de La Berma.
P. 529-569 -
Reprise de l'histoire du petit garçon et de Gilberte aux Champs-Élysées.
Puis le petit garçon est invité chez les Swann, d'abord aux goûters
d'enfants que la jeune fillette offre à ses amies, puis chez Mme Swann
elle-même, qui inspire au petit garçon un sentiment assez particulier. Les
parents cependant continuent à ne pas se voir. Le petit garçon est de
toutes les promenades. Il se rencontre avec l'illustre Bergotte. Après
cela, nous n'entendrons plus parler, pour le moment du moins, d'aucun de
tous les personnages qui précèdent - d'aucun, pas plus que Swann, de
Gilberte, de Bergotte, que tous les autres - si ce n'est qu'entrera en scène,
d'ailleurs pour n'y rien faire, une Mme de Villeparisis, dont il a été
vaguement, quoique longuement, question cinq cents pages plus haut.
P. 569-655 - Le
petit garçon va à Bricquebecq avec sa grand-mère. Psychologies
interminables sur le voyage, la chambre d'hôtel, l'église d'architecture
persane, les gens de la table d'hôte, les promenades dans la voiture de Mme
Villeparisis, etc., etc., etc.
P 656-672 - Un
neveu de Mme de Villeparisis, nommé tantôt M. de Beauvais, tantôt M. de
Montargis, vient à Bricquebecq et se prend d'une vive amitié pour le petit
garçon (au fait, quel âge a-t-il donc ce petit garçon? On ne sait
jamais).
P. 672-675 - On
annonce la venue d'un frère ou beau-frère de Mme de Villeparisis. Il a
pour prénom Palamède; il pourrait porter un titre princier : il se fait
appeler baron de Fleurus ou de Charlus. On fait son portrait. On raconte
qu'il a rossé un « inverti » qui lui avait fait des propositions.
P. 675-690 -
Le baron de Fleurus arrive. Il est bizzare. Il déconcerte par ses allures
le petit garçon. Il disparaît.
P. 691-706 -
L'intimité du petit garçon et de Montargis continue. Puis Montargis s'en
va.
P. 706-712 - Ces
quelques pages encore, sur le séjour à Bricquebecq. Puis tout le monde
s'en va. Et la page 712 est la dernière, pourquoi plus qu'une autre?
L'auteur concède
que son premier volume pourrait s'arrêter à la page 633. Il n'y a pas
d'inconvénient; et il n'y a pas d'avantage, car à 80 pages près, sur le
nombre...! Mais aussi tout cela pourrait être réduit de moitié, des trois
quarts, des neuf dixièmes. Et d'autre part, il n'y a pas de raison pour que
l'auteur n'ait pas doublé ou même décuplé son manuscrit. Étant donné
le procédé de «dégoiser pendant des heures, chemin faisant» qu'il
emploie, écrire vingt volumes est aussi normal que de s'arrêter à un ou
deux.
En somme, qu'est-ce? Pour
quelqu'un qui n'est pas renseigné extérieurement, c'est la monographie
d'un petit garçon maladif, au système nerveux détraqué, d'une sensibilité,
d'une impressionnabilité et d'une subtilité méditative exacerbées.
C'est curieux, souvent.
Mais trop long, disproportionné. On peut mettre en fait qu'il ne se
trouvera pas un lecteur assez robuste pour suivre un quart d'heure, d'autant
que l'auteur n'y aide pas par le caractère de sa phrase - qui fuit de
partout. Et puis qu'importent, à la monographie du petit garçon morbide,
qu'importent les interminables histoires de tante Léonie, de l'oncle
Charles, de M. Legrandin, et tant d'autres ? Et l'histoire tout en
hors-d'oeuvre de M. Swann? Cela n'a aucune influence sur le détraquement de
nature du petit garçon. Voilà tout de même tout ce que peut voir celui
qui va jusqu'au bout du manuscrit actuel. Mais est-on averti, par la lettre,
de ce qu'est le sujet de ce que l'auteur prétend traiter dans son second
volume ou même dans les deux volumes? Il n'y a guère à tenir compte de
l'apparition si brève et contrairement significative du futur « inverti »,
baron de Fleurus. Reste une question qui se pose : le petit garçon est-il
destiné par la suite à faire la partie du baron de Fleurus?
Rien ne semble l'indiquer,
dans la monographie. La lettre ne parle que d'un concierge et d'un pianiste.
Si le petit garçon ne s'invertit pas, à quoi sert toute cette monographie?
Si oui - et il faut l'espérer pour la logique - elle a sa raison d'être,
mais il y a tout de même une disproportion inimaginable. Il est certain que
- à condition d'en soutenir la lecture pendant plus d'un moment - il est
certain que, dans le détail, il y a beaucoup de choses curieuses, et même
remarquables, et que l'on ne pèche pas ici par insignifiance et manque de
valeur.
Mais, dans l'ensemble, et
même dans chaque ensemble, il est impossible de ne pas constater ici un
cas intellectuel extraordinaire.
Jacques Madeleine