Point d'ensemble romanesque
plus mémorable, pour la période 1900-1950, qu'A la recherche du Temps
perdu. Non seulement parce que l'ceuvre de Proust, comme celle de Balzac,
est géante. D'autres ont écrit quinte ou vingt romans, parfois avec
talent, sans nous donner le sentiment d'une révélation, ni d'une somme.
Ils s'étaient contentés d'exploiter des filons déjà connus; Marcel
Proust découvrait des gisements neufs. La Comédie Humaine avait eu pour
domaine le monde extérieur; elle avait annexé la finance, les salles de
rédaction, les juges, les notaires, les médecins, les marchands, les
paysans; Balzac s'était proposé de peindre, et avait peint en fait, une
société tout entière. L'un des aspects originaux de Proust est, au
contraire, son indifférence au choix des matériaux. Il s'intéresse bien
moins à l'action d'observer qu'à une certaine manière d'observer toute
action. Par là il opère, comme quelques philosophes de son temps, « une
révolution copernicienne à rebours ». L'esprit humain se trouve replacé
au centre du monde; l'objet du roman devient de décrire l'univers réfléchi
et déformé par l'esprit.
Définir Proust par les événements
et les personnages de son livre serait aussi absurde que définir Renoir :
un homme qui a peint des femmes, des enfants et des fleurs. Ce qui fait
Renoir, ce ne sont pas ses modèles, c'est une certaine lumière irisée
dans laquelle il place tout modèle. Proust lui-même a montré, à propos
de Bergotte, que la matière de l'oeuvre n'entre guère dans la
composition du génie. C'est le génie qui transfigure toute matière. Le
milieu familial où avait grandi Bergotte était, en apparence, dépourvu
de charme et d'intérêt; mais Bergotte en avait tiré un chef-d'oeuvre
parce que, dans son petit appareil, il avait su décoller, et déceler,
sous les choses, leurs secrets, comme ces aviateurs qui, survolant un désert,
y devinent les enceintes, invisibles au sol, de villes ensevelies sous les
sables. Il faut donc, avant de parler de la Recherche du Temps perdu,
montrer pourquoi Proust avait su, mieux que tout autre, « décoller »
d'un monde auquel il semblait si fort attaché.
I
De quoi se composait
l'univers connu de lui ? D'une petite ville de la Beauce, Illiers, où il
avait, pendant toute son enfance, passé en famille les vacances; de ses
grands-parents, de son père, de sa mère, de son frère, de ses oncles et
tantes; de ses voisins de campagne. Puis d'un milieu parisien; ses
camarades de Condorcet, les amis de son père, quelques femmes: Laure
Hayman, Mme Émile Strauss, la comtesse de Chevigné; les salons de Mme
Arman de Caillavet, de Mme de Beaulaincourt, de la comtesse Greffulhe et
peu à peu, par Robert de Montesquiou, tout le monde-monde; par ses oncles
Weil et la famille de sa mère, un milieu juif; par Cabourg et le tennis
du boulevard Bineau, des jeunes filles; le peuple, à peine représenté
par quelques serviteurs, quelques « liftiers » et chasseurs d'hôtel,
quelques souvenirs de régiment, quelques commerçants d'Illiers; les écrivains
et les artistes entrevus à travers Anatole France, Reynaldo Hahn,
Madeleine Lemaire, Helleu. Une coupe très mince dans la société française.
Mais qu'importe ? Proust va exploiter son filon non en étendue, mais en
profondeur.
Plusieurs traits le prédestinent
à l'écriture. Par tempérament, il est un nerveux, d'une sensibilité
maladive. Couvé par une mère adorante autant qu'admirable, il souffre
des moindres nuances de désaccord et enregistre douloureusement les plus
faibles ondes d'hostilité ou de ridicule. Des scènes par lesquelles tout
autre, de carapace plus dure, n'eût pas été marqué de manière
durable, se sont fixées dans son esprit et le hantent, comme des âmes en
peine qui demanderaient à être sauvées. (Exemples : Un soir où sa mère
a refusé de venir l'embrasser dans son lit, puis a cédé. Plus tard une
course nocturne dans Paris, à la recherche d'un être aimé. Des
humiliations mondaines dont nous retrouverons traces d'abord dans Jean
Santeuil, puis dans la Recherche.) « Un écrivain se récompense comme il
peut de quelque injustice du sort. » Celui-ci éprouve un urgent besoin
de compensation, d'explication et de consolation.
Très jeune il devient, par
un asthme chronique, non pas un infirme, mais un malade qui doit, en
certains moments de l'année, se retrancher du monde. Cette retraite est
favorable à la transmutation de la vie en art. « Les seuls vrais paradis
sont les paradis que l'on a perdus. » Proust répète cette idée sous
mille formes. « Les années heureuses sont les années perdues, on attend
une souffrance pour travailler. » Chassé des jardins édéniques de son
enfance, ayant perdu le bonheur, il essaie de le recréer.
Il est atteint d'un mal
moral plus grave encore que ses maux physiques. Dès l'adolescence, il a découvert
que le seul amour vers lequel il soit attiré passe pour aberrant. Or il
n'est pas, comme Gide, homme à défier les siens. Le « Familles, je
vous hais » serait tout à fait étranger à sa nature. On imagine des
luttes intérieures, longues et douloureuses, dont il sortira vaincu; des
efforts pour dompter ses désirs; des rechutes, et enfin la certitude de
l'échec. On ne peut commettre, sur Proust, plus grande erreur que de le
tenir pour un être amoral. Immoral, oui, mais qui en souffrait. D'où,
une fois encore, un besoin de confession et d'analyse, propice au
romancier.
Enfin ce jeune homme, pour
lequel écrire serait un besoin si impérieux, se révèle
merveilleusement armé pour le faire. Non seulement il possède une
intelligence aiguë de nerveux, qui lui fournit de précieux matériaux,
mais aussi une immense culture qui lui enseigne à les utiliser. Sa mère,
qui aimait avec passion les grands classiques français et anglais, l'en
avait nourri. Peu d'hommes de notre temps ont mieux connu Saint-Simon,
Madame de Sévigné, Sainte-Beuve, Flaubert, Baudelaire; les pastiches
qu'il en a composés prouvent une intimité totale. Il a étudié leurs
chemins de pensée, leurs procédés, leur style. N'eut-il pas été le
plus grand romancier de notre temps qu'il en fut devenu le plus grand
critique. Les Anglais lui ont apporté des possibilités de croisements,
qui renforcent un esprit comme une race. Il a indiqué ce qu'il dut à
Thomas Hardy, à George Eliot, à Dickens et surtout à Ruskin, Aucun écrivain
de notre temps n'a eu plus de science ni de métier.
Mais le beau est que, si
bien outillé pour devenir un écrivain traditionnel, magistral et un peu
pédant, il a refusé cette facilité. Ici se retrouvent les leçons d'une
mère pleine de goût. « Sur la manière de faire certains plats, de
jouer les sonates de Beethoven et de recevoir avec amabilité, elle était
certaine d'avoir une idée sûre de la perfection... Pour les trois choses
d'ailleurs, la perception était presque la même: c'était une sorte de
simplicité dans les moyens, de sobriété et de charme. » Telles seront
aussi les idées de Proust sur le style. Le virtuose cédera parfois à la
tentation de filer un couplet (les demoiselles du téléphone - les aubépines
- la baignoire de la princesse de Guermantes). Le meilleur Proust, qui est
Proust unira le naturel au style. Nul n'a mieux fixé la musique du
langage parlé et les tons particuliers à chaque condition.
Il chercha longtemps en
vain le sujet qui lui permettrait d'exprimer tant de choses qui l'étouffaient.
Comme jadis, enfant en promenade sur les rives de la Vivonne, il avait éprouvé
le sentiment confus qu'il aurait dû délivrer quelques vérités prisonnières
sous les tuiles d'un toit, ou sous les branches implorantes d'un saule,
ainsi homme de vingt-cinq ans, de trente ans, il tournait et retournait
les riches trésors de sa mémoire sans y trouver ce qu'il voulait. En
1896, il avait fait imprimer les Plaisirs et les jours, un recueil de
nouvelles et de poèmes. Livre décadent, fin de siècle, qui rappelait la
Revue Banche, Jean de Tinan et Oscar Wilde. Nul lecteur ne devina que
l'auteur serait un jour notre plus grand inventeur en littérature. Puis,
de 1898 à 1904, secrètement, il avait rempli de nombreux cahiers d'un
roman autobiographique: Jean Santeuil, écrit d'un seul jet et jamais
corrigé par son auteur.
Il ne le publia pas et
pensa même, certainement, à le détruire puisque de nombreuses pages
sont déchirées. Nous y découvrons aujourd'hui la plupart des qualités
que nous aimons dans la Recherche du Temps perdu. Plusieurs des scènes
qui obsédaient Proust, et qui recevront plus tard leur forme parfaite, y
sont préfigurées. L'intelligence des analyses, la poésie des
descriptions, la peinture toute dickensienne des ridicules annoncent un
grand écrivain. Pourtant il eut raison de ne pas publier alors cette
esquisse. Elle l'eût empêché de reprendre le même thème avec
infiniment plus de maîtrise. L'ayant écrite en un temps où ses parents
vivaient encore et eussent été ses premiers lecteurs, il n'avait pu y
traiter avec sincérité de ce qui, à ses yeux, semblait essentiel. Jean
Santeuil est un livre passionnant pour nous qui sommes déjà des
proustiens, trop peu transposé pour être tout à fait une oeuvre d'art.
L'observateur, dans Jean
Santeuil, apparaissait déjà un maître. Mais observer ne suffisait pas
à Proust. La beauté, pensait-il, ressemble à la princesse des contes,
qu'a enfermée dans un donjon quelque redoutable enchanteur. Nous tentons
en vain, pour la sauver, de forcer mille portes et la plupart des hommes,
dans leur hâte à jouir de la vie, abandonnent bientôt la recherche.
Mais un Proust renonce à tout pour atteindre la prisonnière et un jour,
jour de révélation, d'illumination et de certitude, il aura son éblouissante
et secrète récompense. « On a frappé à toutes les portes qui ne
donnent sur rien », dit-il, « et la seule par où l'on peut
entrer et qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on s'y heurte
sans le savoir et elle s'ouvre... »
II
Sur quoi donnait donc cette
« seule » porte ? Lorsqu'elle s'était soudain ouverte, quelle oeuvre
avait-il entrevue, « aussi longue que les Mille et Une Nuits et les
Mémoires de Saint-Simon » ? Qu'avait-il à dire qui lui parût assez
important pour y sacrifier tout le reste ? Quels allaient être les thèmes
de l'immense symphonie de Proust ?
Le premier, celui par
lequel il commence et termine son livre, c'est le thème du Temps. «
Si du moins il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon oeuvre,
je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce temps dont l'idée
s'imposait à moi avec tant de force aujourd'hui, et j y décrirais les
hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme
occupant dans le temps une place autrement considérable que celle, si
restreinte, qui leur est réservée dans l'espace... » Proust est obsédé
par le perpétuel écoulement et effritement de tout ce qui nous entoure.
« Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une psychologie
dans le temps. » Toute la vie des êtres humains est une lutte contre
le temps. Ils voudraient s'attacher à un amour, à une amitié, à des
convictions; l'oubli des profondeurs monte lentement autour de leurs plus
beaux et plus chers souvenirs.
La philosophie classique
suppose « que notre personnalité est faite d'une croyance invariable,
sorte de statue spirituelle », qui subit comme un roc les assauts du
monde extérieur. Mais Proust sait que le Moi, plongé dans le temps, se désagrège.
Un jour, très proche, il ne restera plus rien de l'homme qui a aimé, qui
a souffert, qui a fait une révolution. On verra, dans le roman, Swann,
Odette, Gilberte, Bloch, Rachel, Saint-Loup, passant successivement sous
les projecteurs des sentiments et des tiges, en prendre les couleurs comme
ces danseuses dont la robe est blanche, mais qui paraissent tour à tour
jaunes, vertes ou bleues. Notre moi amoureux ne peut imaginer ce que sera,
quelques années plus tard, notre moi désintoxiqué de cet amour. Et «
les maisons, les avenues, les routes sont fugitives, hélas l comme les
années ». C'est en vain que nous retournerons aux lieux que nous avons
aimés; nous ne les reverrons jamais, parce qu'ils étaient situés, non
dans l'espace, mais dans le temps, et que l'homme qui leur reviendra ne
sera plus l'enfant ou l'adolescent qui les parait de son ardeur.
Toutefois nos moi anciens
ne se perdent pas tout entiers puisqu'ils peuvent revivre dans nos songes
et même dans l'état de veille. Ce n'est pas par hasard, mais par un
ferme dessein, que Proust, dès le premier mouvement de sa symphonie,
expose le thème du réveil. Chaque matin, après quelques instants de
confusion, nous recouvrons notre identité; c'est donc que nous ne
l'avions jamais perdue. Marcel, vers la fin de sa vie, peut entendre,
quelque part en lui-même, le « tintement rebondissant, ferrugineux,
interminable, criard et frais de la petite sonnette » qui, dans son
enfance, annonçait l'arrivée de Swann. Il faut donc bien que ce grelot
n'ait cessé de tinter en lui. Ainsi le temps ne meurt pas tout entier,
comme il en a l'air, mais nous demeure incorporé. D'où l'idée, génératrice
de l'oeuvre proustienne, de partir à la recherche du temps, qui semble
perdu et qui pourtant est là, prêt à renaître.
Cette recherche ne peut se
faire dans le monde que les hommes nomment « réel », et qui est irréel,
ou du moins inconnaissable puisque nous ne le verrons jamais que déformé
par nos passions. Il n'y a pas un univers, il y en a des millions, «
autant qu'il existe de prunelles et d'intelligences humaines qui s'éveillent
tous les matins ». Aussi ce qui importe n'est-il pas de vivre parmi ces
illusions et pour elles, mais de rechercher dans nos souvenirs les paradis
perdus, qui sont les seuls paradis. Il y a, en chacun de nous, quelque
chose de permanent qui est le passé. En le ressaisissant nous pouvons
avoir, en certains infants privilégiés, « l'intuition de nous-mêmes
comme êtres absolus ». Donc, au premier thème : le temps qui détruit,
répond un thème complémentaire: la Mémoire qui conserve. Mais il ne
s'agit pas de n'importe quelle mémoire; l'apport capital de Proust sera
d'enseigner aux hommes une certaine manière d'évoquer le passé.
Y a-t-il donc plusieurs
manières d'évoquer le passé ? Il y en a au moins deux. L'homme peut
tenter de reconstruire le passé par l'intelligence, par raisonnements,
documents, témoignages. Cette mémoire volontaire ne nous procurera
jamais la sensation de l'affleurement du passé dans le présent, qui
seule rendrait perceptible la permanence de notre moi. Pour retrouver le
temps perdu, il faut qu'entre enjeu la mémoire involontaire. Et comment
celle-ci se trouve-t-elle mise en mouvement ? Par la coïncidence entre
une sensation présente et un souvenir. Notre passé continue de vivre
dans les saveurs, dans les odeurs. « Ne pas oublier », écrit
Proust, «qu'il est un motif qui revient dans ma vie... plus important
que celui de l'amour d'Albertine, c'est le motif de la ressouvenance, matière
de la vocation artistique... Tasse de thé, arbres en promenade, clochers,
etc. » Ici l'exemple illustre de la petite madeleine.
Dès que le narrateur a
reconnu le goût de ce biscuit en forme de coquille marine, tout Combray
surgit d'une tasse de tilleul, rechargé des émotions qui lui donnaient
tant de charme. Le couple Sensation présente-Souvenir renaissant est au
temps ce que le stéréoscope est à l'Espace. Il crée l'illusion du
relief temporel. A ce moment le temps est retrouvé, et du même coup il
est vaincu, puisque tout un morceau du passé a pu devenir un morceau du
présent. Aussi de tels instants donnent-ils à l'article le sentiment
d'avoir conquis l'éternité. Rien ne peut être vraiment goûté et
conservé que sous l'aspe€t de l'éternité qui est aussi celui de
l'art, voilà le sujet essentiel, profond et neuf de la Recherche du
Temps perdu. Sujet que d'autres écrivains (Chateaubriand, Gérard de
Nerval) avaient entrevu, mais sans aller jusqu'au fond de leur intuition,
sans ouvrir toute grande la porte magique. Proust, seul, a su voir qu'avec
un premier souvenir, et comme accroché à lui, on peut faire sortir de la
tasse tout un monde que l'on croyait à jamais englouti par l'oubli.
Bref son roman est
l'aventure d'un être merveilleusement intelligent et douloureusement
sensible qui part, dès l'enfance, à la recherche du bonheur absolu, qui
ne le trouve ni dans la famille, ni dans l'amour, ni dans le monde et qui
se voit amené, comme les mystiques religieux, à chercher un absolu hors
du temps. Il le découvre dans l'art, de sorte que le roman se confond
avec la vie du romancier et que le livre se termine au moment où le
narrateur, ayant retrouvé le temps, peut commencer son livre, le long
serpent se retournant ainsi sur lui-même et bouclant une boucle géante.
III
Le passé étant ainsi évoqué
par les sortilèges de la mémoire involontaire, que voit le narrateur ?
Au centre une maison de campagne, celle de Combray qu'habitent sa grand'mère,
ses parents, sa tante Léonie (personnage d'un comique intime et
puissant), la servante Françoise (portrait sublime), quelques comparses.
Près de la maison surgit un jardin provincial où, les soirs d'été, un
voisin, monsieur Swann, vient, sans madame Swann, voir les parents du
narrateur. Tout autour de Combray s'étend une région familière et mystérieuse
qui, pour l'enfant, se divise en deux « côtés » : le Côté de chez
Swann, qui est celui de Tansonville, propriété des Swann, et le Côté
de Guermantes, où se trouve le château de Guermantes. Les Guermantes,
famille d'antique noblesse, parfois entrevue au sortir de la messe, sont,
aux yeux de Marcel, des êtres inaccessibles et surhumains; on lui a dit
qu'ils descendent de Geneviève de Brabant; ils participent d'une
existence féerique. Ainsi la vie commence par l'âge des Noms. Les
Guermantes, madame Swann, sa fille Gilberte Swann, tous à peine connus,
ne sont que des Noms.
Ces noms, les uns après
les autres, feront place à des êtres de chair. Les Guermantes, quand le
narrateur pénétrera dans leur vie, garderont un attrait, mais perdront
leur prestige héroïque. La duchesse de Guermantes, qui était une sainte
de vitrail, deviendra pour Marcel une amie, et il apprendra ce qu'il y a
en elle, à côté d'un esprit vif mais superficiel, d'égoïsme et de sécheresse.
D'autres Guermantes, le baron de Charlus, le séduisant Robert de
Saint-Loup, passeront successivement d'une pénombre flatteuse à la lumière
crue de l'avant-scène. Peu à peu, le narrateur découvrira que ces noms
d'hommes et de femmes, qui ont jadis peuplé pour lui un univers de
lanterne magique, masquaient une réalité tantôt cruelle et tantôt
plate. Le romanesque n'est pas dans le monde réel, mais dans l'écart
entre le monde réel et celui de l'imagination.
En amour aussi, il y a un
âge des Mots où l'homme, trompé par les peintures classiques ou
romantiques de ce sentiment, poursuit une impossible communion. Mais «
rien n'est plus différent de l'amour que l'idée que nous nous en faisons
». Proust a tenté de peindre, avec plus de vérité que les romanciers
traditionnels, les phénomènes de la rencontre, du choix, des effets de
l'absence, et de l'indifférence finale. L'Eve tirée du corps même
d'Adam est un symbole juste, et des femmes aimées naissent en songe d'une
fausse position de notre cuisse. L'être aimé, que nous avons formé de
nous-mêmes au temps de la rencontre, n'a aucun rapport avec l'être réel
auquel nous serons unis pour la vie. Swann épouse une Odette sortie de
ses rêveries et se trouve en présence d'une Odette qu'il n'aime pas, «
qui n'était pas son genre ». Le narrateur, Marcel, en arrive à aimer
Albertine qu'il a jugée d'abord vulgaire, presque laide, mais à laquelle
il s'attache parce qu'étant « un être de fuite », elle garde une aura
de mystère.
L'amour survit à la
possession tant que le doute subsiste et la révélation du néant de ce
que nous avions placé si haut ne sera pas à nous guérir si la jalousie
peuple ce désert. Mais, heureusement, « aux troubles de la mémoire sont
liées les intermittences du coeur ». L'oubli dissipe enfin, après une
longue absence, les illusions de l'amour. Quant à l'amour aberrant,
longuement décrit dans Sodome et Gomorrhe, il suit la même courbe que
les amours normales. Peu importe ce qu'est réellement l'objet aimé,
cocher, giletier, courtisane ou duchesse, puisque l'essence même de
l'amour, selon Proust, c'est que l'objet aimé n'existe pas, sinon dans
l'imagination de l'amant.
Ainsi ces deux « côtés
» de son enfance, le Côté de chez Swann et le Côté de Guermantes, qui
tous deux étaient apparus à Marcel comme des univers inconnus, alléchants
et secrets, il les a l'un et l'autre explorés et il n'y a rien trouvé
qui fut digne d'un intérêt vif et durable. Comme l'amour, le snobisme
est décevant. Swann a désiré passionnément faire partie du clan
Verdurin, et Marcel du salon Guermantes. Connus, conquis, clan et salon ne
sont rien. Les seuls mondes qui gardent un attrait sont les mondes ou l'on
n'a pas encore pénétré. Tout est plus simple et plus banal que ne le
croyaient les yeux de l'enfance. Vus de Cambremer les deux « côtés »
étaient apparus comme sépares l'un de 1'autre par un abîme. Or voici
que, formant au-dessus de l'oeuvre une arche énorme, ils se rejoignent,
La fille de Swann, Gilberte, épouse un Guermantes : Saint-Loup.
L'opposition des deux côtés n'était donc elle-même que mensonge. La réalité
se dévoile mais, dans le même instant, se dissipe.
C'est à dessein que j'ai
employé le mot arche. L'ouvre de Proust, dont les critiques, quand elle
commença de paraître, ne comprirent pas tout de suite le plan, est
construite avec la simplicité et la majesté d'une cathédrale. Il en était
conscient: « Et quand vous me parlez des cathédrales, je ne peux pas ne
pas être ému d'une intuition qui vous permet de deviner ce que je n'ai
jamais dit à personne et que j'écris pour la première fois c'est que
j'avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre: Porche,
Vitraux de l'abside, etc. pour répondre d'avance à la critique stupide
qu'on me fait de manquer de construction dans des livres ou je vous
montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres
parties... »
Il y a en effet, dans
l'ouvre achevée, tant de symétries voulues, tant de détails qui d'une
aile à l'autre se répondent, tant de pierres d'attente posées dès le début
des travaux pour porter de futures ogives, que le lecteur admire que
l'esprit de Prouu ait conçu, comme d'un bloc, cet édifice géant. Tel
personnage qui, dans le Côté de chez Swann, ne fait qu'apparaître,
comme ces thèmes qui, esquissés dans un prélude, s'amplifient plus tard
jusqu'à dominer de leurs fauves trompettes le fond sonore, va devenir
l'un des protagonistes. (Exemples : la Dame en Rose, aperçue chez
l'oncle, qui deviendra Odette de Crécy, puis madame Swann, et enfin
madame de Forcheville; - le peintre Biche, du « petit noyau » Verdurin,
qui sera le grand Elstir; - la fille prise par le narrateur dans une
maison de passe et retrouvée par lui, sous le nom de Rachel, maîtresse
adorée de Saint-Loup.)
De même qu'une arche géante,
enjambant les années, finit par unir le Côté de chez Swann à celui de
Guermantes, ainsi au thème de la petite madeleine répondent, par-dessus
des milliers de pages, d'autres groupes sensation-souvenir (pavés inégaux
qui transportent le narrateur à Venise, - serviette raide et empesée qui
soudain introduit Balbec dans la bibliothèque du prince de Guermantes).
La clef de voûte de toute l'oeuvre est sans doute mademoiselle de
Saint-Loup, fille de Robert et de Gilberte. Ce n'est qu'une petite figure
sculptée, à peine visible d'en bas, mais en elle le temps « incolore et
insaisissable » s'est, à la lettre, matérialisé. L'arche est liée, la
cathédrale achevée. A ce moment, l'artiste et l'homme sont sauvés. De
tant de mondes relatifs émerge un monde absolu.
Par là le roman de Proust
est une affirmation et une délivrance. Comme dans le septuor de Vinteuil,
deux thèmes s'y affrontent, celui du temps destructeur, celui du Souvenir
sauveur : « Enfin, le motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un
appel presque inquiet lancé derrière un ciel vide; c'était une joie
ineffable qui semblait venir du paradis, une joie aussi différente de
celle de la Sonate que, d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe,
pourrait être, vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna
sonnant dans un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la
joie, cet appel vers une joie supraterrestre, je ne l'oublierais plus
jamais... »
Claude Mauriac, dans son
excellent petit livre sur Proust, insiste avec raison sur la notion éminemment
proustienne de joie : « Car plus encore que les intermittences du
cour, nous avons, avec Marcel Proust, les intermittences du bonheur. D'où
viennent ces bouffées de joie ? » De ceci : que le grand artiste
soulève «partiellement pour nous le voile de laideur et
d'insignifiance qui nous laisse incurieux devant l'univers », Comme
Van Gogh, d'une chaise de paille, comme Degas ou Manet, d'une femme laide,
font des chefs-d'oeuvre, Proust a pris une vieille cuisinière, une odeur
de moisi, une chambre provinciale, un buisson d'aubépines et nous a dit:
« Regardez mieux; sous ces formes si simples, il y a tous les secrets du
monde. »
IV
Mais les instants d'extase,
où les hasards d'une sensation présente permettent la renaissance du
passé et nous donnent le sentiment joyeux de notre permanence, sont peu
nombreux dans une vie. Comment ramener au jour, à chaque page d'un livre,
la beauté captive ? Ici intervient le style : « On peut faire se succéder
indéfiniment, dans une description, les objets qui figuraient dans le
lieu décrit; la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain
prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le
monde de l'art à celui qu'en le rapport unique de la loi causale dans le
monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un
beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité
commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant
l'une à l'autre pour les souffraire aux contingences du temps, dans une métaphore,
et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots... »
La métaphore doit aider
auteur et lecteur à évoquer une chose inconnue, ou un sentiment
difficile à décrire, en recourant à leur similitude avec des objets
connus. Naturellement, Proust n'est pas le premier écrivain qui ait
recouru à l'image. Elle est un moyen d'expression naturel pour l'homme le
plus primitif. Mais Proust a compris, mieux qu'aucun écrivain de son
temps, l'importance « capitalissime » de l'image; comment elle donne un
vif plaisir d'intelligence au lecteur qui entrevoit, dans une analogie,
l'amorce d'une loi; comment aussi il importe de la rajeunir.
Puisqu'elle a pour objet
d'expliquer l'inconnu par le connu, il faut que le second terme de la
comparaison, celui qui est aperçu comme par transparence à travers la réalité,
soit lié à des sensations familières. Homère avait raison de chanter :
« Tel un lion furieux... » parce qu'il parlait à des hommes qui avaient
combattu des lions; Proust a montré que la métaphore moderne doit
retrouver derrière les choses, soit des sensations élémentaires du goût,
de l'odorat et du toucher, éternellement vraies; soit des images de
plantes et d'animaux, premier élément de tout art (transformation de
Charlus en gros bourdon, de Jupien en orchidée, des Guermantes en
oiseaux) ; ou enfin des images de la vie actuelle, empruntées aux
disciplines de notre temps. D'où les images scientifiques,
physiologiques, politiques dont il sème son texte.
Voici tout un bouquet
d'images neuves, cueilli dans quelques pages de Proust, prises au hasard:
La mère du narrateur va dire à Françoise que « monsieur de Norpois l'a
traitée de « chef de premier ordre », comme un ministre de la Guerre,
après la revue, transmet au général les félicitations d'un souverain
de passage »... Marcel qui, à ce moment, est amoureux de Gilberte Swann
et tient tout ce qui touche aux Swann pour sacré, rougit d'horreur quand
son père parle de l'appartement des Swann comme d'un appartement
ordinaire: « Je sentis instinctivement que mon esprit devait faire au
prestige des Swann et à mon bonheur les sacrifices nécessaires et, par
un coup d'autorité intérieure, malgré ce que je venais d'entendre, j'écartai
à tout jamais de moi, comme un dévot la Vie de Jésus de Renan, la pensée
dissolvante que leur appartement était un appartement quelconque, que
nous aurions pu habiter... » La mère du narrateur compare la campagne de
madame Swann, étendant ses relations sociales, à une guerre coloniale,
« Maintenant que les Trombert sont soumis, les tribus voisines ne
tarderont pas à se rendre... » Quand elle croisait dans la rue madame
Swann, elle nous disait en rentrant : « J'ai aperçu madame Swann sur son
pied de guerre; elle devait partir pour quelque offensive fructueuse chez
les Masséchutos, les Cynghalais ou les Trombert... » Enfin madame Swann
invite une dame, ennuyeuse mais bienveillante, et qui fait beaucoup de
visites, parce qu' « elle savait le nombre énorme de calices bourgeois
que pouvait, quand elle était armée de l'aigrette et du porte-cartes,
visiter en un seul après-midi cette active ouvrière... »
Une autre méthode favorite
de Proust est d'évoquer le réel par le truchement des oeuvres d'art. Car
il est vrai qu'en ce temps de « musées imaginaires », les beaux-arts
fournissent aux hommes cultivés des termes de référence intelligibles
pour tous. Pour faire comprendre la beauté d'Odette, Proust a recours à
Botticelli; pour peindre l'étrangeté de Bloch, au Mahomet II de Bellini.
Il compare la conversation de Françoise à une fugue de Bach, les regards
de monsieur de Charlus à Jupien aux phrases interrompues de Beethoven.
Les grands peintres et les grands musiciens nous font pénétrer dans un
monde situé au delà des mots, et que, sans eux, nous ne pourrions
atteindre. Proust accède à la métaphysique par l'esthétique. Ce n'est
pas un mauvais chemin.
Ainsi la métaphore tient,
dans cette oeuvre, la place qui est celle des vases sacrés dans les cérémonies
religieuses. Les réalités auxquelles s'attache Proust sont toutes
spirituelles, mais parce que l'homme est à la fois âme et corps, il a
besoin de symboles matériels pour établir un lien entre lui et
l'inexprimable. Proust a été l'un des premiers à comprendre, non par
instinct comme Victor Hugo, mais par intelligence et méthode, que toute
pensée valide a sa racine dans la vie quotidienne et que le rôle de la métaphore
est de rendre à l'Esprit ses forces en le contraignant à reprendre
contact avec la Terre, sa mère.
V
Alain a montré que le
roman doit être, essentiellement, un passage de la poésie à la prose et
de l'apparence à une réalité pratique, et comme artisane. Proust est le
romancier à l'état pur. Nul ne nous a mieux aidés à saisir en nous-mêmes
ce passage d'enfance à maturité, puis à vieillesse, qui est vivre.
Aussi son livre devint-il, dès qu'il parut, l'une des bibles de l'humanité.
Rien de plus beau, ni de plus juste que l'enthousiasme universel suscité
par ce récit simple, particulier et local. Comme le grand philosophe,
dans une seule pensée, retrouve toute la pensée, le grand romancier,
d'une seule vie et des objets les plus humbles, sait faire surgir toutes
les vies.
ANDRÉ MAUROIS, de l'Académie française.