Henri de Toulouse-Lautrec descendait
des comtes souverains de Toulouse. Il naquit à Albi, le 24 novembre 1864,
d'Alphonse de Toulouse-Lautrec et d'Adèle Tapié de Celeyran. Ancien
officier, son père menait une vie libre, fougueuse, excentrique.
Le comte
Alphonse vivait plus souvent à la chasse que chez lui et, lorsqu'il venait
en ville, il ne laissait pas de s'y faire remarquer. On le vit plus d'une
fois, se promenant, un faucon sur le poing gauche, de la viande crue dans
l'autre main, et s'arrêtant tous les dix pas pour nourrir son oiseau. Ce
fut lui encore qui, pendant une saison, monta, au Bois de Boulogne, une
jument laitière, dont il descendait parfois pour la traire, et boire son
lait.
La comtesse, au contraire, était
douce et pieuse ; elle fut chargée d'abord de l'éducation de l'enfant. Le
père s'en occuperait plus tard, pour le modeler à son image. La mère et l'enfant vinrent à Paris, et Henri fut mis
au lycée Condorcet ; sa mère lui servait de répétitrice. Les vacances se
passaient au domaine de Celeyran dans l'Aude.
Mais à treize ans, le petit
garçon se cassa une jambe et, l'année suivante, il se cassa l'autre. Dès lors,
il ne grandit plus ; il resta nain, et ce fut là l'infirmité de sa vie, comme
c'en sera le désespoir. Il brûlera sa vie, mas ce sera pour oublier. Il
fréquentera des spectacles souvent crapuleux, mais il finira par en aimer les
tristes héros, et il montrera, en les dessinant, une verve passionnée.
Dès son enfance, Lautrec avait été
le familier d'un atelier de peintre et plus précisément un peintre de
chasses, de chevaux et de chiens, René Princeteau. Princeteau
n'était sans doute pas un grand peintre mais, chez lui, Lautrec rencontra des
artistes et trouva des modèles. Il se mit à peindre et à dessiner les
chevaux qu'il ne pouvait pas monter et, quand Princeteau vit les
dispositions qu'il montrait, il lui choisit un maître : ce fut Bonnat.
De
l'atelier Bonnat, où il ne resta que peu de temps, le jeune homme passa à
l'atelier Cormon ; mais si l'influence qu'exerça sur lui Cormon fut
médiocre, il se lia avec Van Gogh, Gauzi, Claudon, Anquetin,, qui ne
jurait que par Delacroix, Degas, Manet, Renoir et les Japonais. «Son maître d'élection, écrit Gauzi, était Degas ; il le vénérait. Ses autres préférences parmi les modernes
allaient à Renoir et à Forain. Il avait un culte pour les anciens Japonais
; il admirait Vélasquez et Goya et, chose qui paraîtra extraordinaire à
quelques peintres, il avait pour Ingres une estime particulière.»
Quand Lautrec
sortit de chez Cormon, la vie le prit ; une vie particulière, puisque ce
fut celle de Montmartre. Montmartre, en ce temps-là, n'était pas ce qu'il
est devenu. Montmartre, c'était le Moulin-Rouge, c'était le Moulin de la
Galette, c'était le bal de l'Élysée Montmartre, c'étaient tous les
cabarets qui avoisinaient ces bals ; c'était aussi les ateliers de Roybet,
de Puvis de Chavannes, d'Henner. Au Moulin-Rouge, Lautrec établit ses
assises. Sa table y fut retenue chaque soir. La Goulue, la Mélinite [Jane
Avril], Valentin le désossé étaient les héros du lieu. Lautrec regardait,
observait tout. L'alcool et la danse le surexcitaient, aiguisaient ses
sentiments, et il y aura autant de pitié que d'horreur dans les tableaux
où il représentera ensuite ces spectacles quotidiens. Au sortir du bal, il
va au cabaret de Bruant ; encore, il note les visages et les attitudes,
pour s'en souvenir quand il sera devant la toile.
Il passait ses
après-midi à peindre d'après nature. Il allait aussi fréquemment au Louvre, à
Notre-Dame, à Saint-Séverin. Les soirées, il les passait au cirque.Les sports aussi
l'attirèrent. Tristan Bernard l'entraînera au vélodrome. Lui-même, quand il
allait dans le bassin d'Arcachon. il aimait à ramer, à nager. De retour à
Paris, les luttes des Folies-Bergère l'attiraient également. Il fréquenta les champions,
les dessina. Mais plus que les spectacles des sports, c'était peut-être le
spectacle des foules qui l'enivrait ; de ces foules exaspérées et délirantes,
où apparaissent en traits violents les passions les plus troubles et les plus
forcenées.Ensuite, il allait
dans les bars, et se livrait à l'alcool. Il y retrouvait ces cris, ces chants,
ces acteurs, cette musique sauvage qui ne sont pas faits pour apaiser les
nerfs. Il en sortait, la tête en folie.
Parfois,
pourtant, Lautrec quittait Paris ; non certes pour la campagne qu'il
n'aimait guère, mais pour des villes étrangères, où il retrouvait les
excès qui l'enchantaient à Paris. C'est ainsi qu'il se rendit en
Angleterre, en Espagne, en Belgique, en Hollande. Le voyage en Hollande ne
lui fut pas plaisant, mais d'Angleterre, il ramena des recettes de
cocktails. À Madrid, il s'enthousiasma pour Goya, et pour le Gréco à
Tolède ; il n'oubliera plus ni l'un, ni l'autre.Mais, ce qu'il
aimait le mieux, c'était Taussat dans la baie d'Arcachon. Il aimait les
bateaux, il aimait la natation. Il apprivoisait les cormorans, et il se
faisait accompagner d'un d'eux, comme jadis son père portait au poing son
faucon. Mais toujours il finissait parvenir à Montmartre.
Son atelier avait
d'abord été à l'angle des rues Tourlaque et Gaulaincourt ; puis, avec son ami,
le docteur Bourges, il s'était installé rue Fontaine. Un comptoir de bar se
trouvait en bonne place dans l'atelier. En 1897, Lautrec habita avec sa mère
rue de Douai et eut son atelier dans l'avenue Frochot.
Mais la vie que
vivait Lautrec était trop excessive pour qu'il pût la mener bien longtemps.
L'alcool lui donna des hallucinations et, au cours de 1899, on fut obligé de
le faire rentrer dans la maison de santé du docteur Semeaigue, à Saint-James,
près de Neuilly.
Il y composa, de mémoire, une série de dessins remarquables,
aux crayons de couleur, qu'on édita plus tard sous le titre Au cirque et, au bout de deux mois, il put sortir de Saint-James, apaisé. Cet apaisement
ne dura pas. L'entrain même pour le travail finit par lui manquer. Il n'a plus
d'illusions sur son état.
En août 1901, à
Taussat, la paralysie le frappa. Sa mère l'amena au château de Malromé. Il y
meurt, religieusement (sic), le 9 septembre.
L'oeuvre de Lautrec est abondante et
diverses.
Il commença par peindre des chevaux, des chiens, des artilleurs et
des moines. Quand il connut le Moulin-Rouge, il voulut l'exprimer sur la
toile, avec ses danses, son bruit, son mouvement, ses lumières aussi et ses
brumes, ses couleurs livides et ses fards, sans se soucier du goût ou de
l'opinion du public, attentif seulement à rendre ce qu'il voit, ce qu'il sent.
Le trait de Lautrec est âpre et incisif ; il deviendra toujours plus mordant.
C'est l'Écuyère au cirque Fernando, c'est le Quadrille au
Moulin-Rouge, c'est le Départ de quadrille, c'est Jane Avril,
c'est la Goulue.
Toutes ces scènes de bal ont été faites d'après des
spectacles vus, d'après des croquis exacts.
Lautrec observe d'abord ; il
travaille ensuite. Les sujets dans ces foules interlopes ne lui manquaient
pas. Il les reproduit sans rien sacrifier à l'anecdote, à la sensiblerie, à
l'obscénité ou à la blague. Il sentait la misère de la vie qui s'agitait sous
ses yeux, et l'on ne peut pas ne pas penser à Baudelaire, quand on voit les
tableaux où il exprime cette misère.
Lautrec a laissé aussi
de très nombreux portraits, parmi lesquels ceux de Van Gogh, de H.-G.
Ibels, de Mme Natanson, de Heny Nock, de Romain Coolus, de Tristan
Bernard, de Paul Leclercq, de Maxime de Thomas, d'André Rivoire, de
Maurice Joyant. Il fit aussi celui d'Oscar Wilde ; d'autres encore,
fouillés, creusés, et où s'inscrit, d'une précision singulière, le
caractère de toute une époque.
Mais si Lautrec peignait le plus souvent
dans son atelier, il fit aussi de la peinture en plein air. Il y avait sur
l'emplacement actuel de l'Hippodrome, au bas de la rue Caulaincourt, un
jardin, à l'état sauvage, qui appartenait à un photographe, le père
Forest. Dès qu'il faisait beau, Lautrec s'y rendait ; il s'y installait,
il y recevait des modèles. C'est là que furent faites la Femme à
l'ombrelle, la Femme au chien, la Femme au jardin, la Danseuse.
On a dit déjà que Lautrec aimait le cirque.
Il y prit de nombreux modèles. Les clowns, les acrobates, les écuyers le
ravissaient, et il s'enchantait devant les pantomimes de Footit et de Chocolat
qu'il dessina de façon inoubliable.
De même, s'il s'ennuyait au théâtre, les
physionomies et les tics des acteurs le passionnaient et, tour à tour, il fit
revivre Sarah Bernhardt, Guy et Méaly, Réjane et Brasseur, Antoine et Judic,
Lavallière et Baron, Mme Caron, Mme Bartet, Mlle Marcelle Lender surtout.
Au
café-concert, il prit danseuses et diseuses, mais il préféra Yvette Guilbert,
à qui il consacra les pages de deux albums.
Les courses lui fournirent aussi des sujets
et, avec tendresse, il peignit de nombreux chiens.
Mais il se
passionna surtout pour la lithographie, à laquelle il s'était mis dès
1892. Lautrec composa des lithographies pour l'«Escarmouche», hebdomadaire
illustré, fondé par Ibels ; il en composa pour des morceaux de musique et
des chansons. C'est là qu'on voit le mieux la certitude du dessin de
l'artiste ; c'est là qu'il pouvait donner le mieux cours à sa fantaisie et
à sa sensibilité.
Lautrec aimait le dessin ; il en fit de toute sorte : au
crayon, au pinceau, des fusains, des sanguines, des dessins à la plume,
des dessins rehaussés de couleurs.
Il collabora au «Courrier français» de
Jules Roques, au «Mirliton» d'Aristide Bruant, à «Paris illustré», au
«Rire», au «Figaro illustré», à la «Revue Blanche».
Il fit des affiches.
Il fit des aquarelles.
Il illustra des livres.