Le virtuose de l'égoïne
Maître incontesté de la scie, de la scie à bois, de la scie à métaux, de la scie à châssis, de la scie circulaire, de la scie à guichet, de la scie à
ruban, de la scie sauteuse, de la scie à araser, de la scie à chantourner, de la scie à découper, de la scie à refendre (avec quelques détours du côté de la guimbarde, la mouchette, le
riflard, le tarabiscot, la varlope et le wastringue) Aimé Picard dit «Ti-mé» est entré dans la légende comme ayant été le plus grand virtuose de l'égoïne qu'il jouait avec un archet
non pas de violon, comme c'est la coutume, mais avec un archet de contrebasse dont le crin était souvent remplacé par de l'étoupe tissée, trempée dans l'huile de rutabaga et laissée
séchée pendant deux mois à partir d'une roue de charrette suspendue à plat au-dessus de trèfles (mais toujours dans le sens inverse des aiguilles d'une montre).
C'est à l'âge de trois ans et demi qu'il commence à s'intéresser aux outils de son père, menuisier à Saint-Télesphore.
Après avoir quitté ce doux village où il est né le 7 décembre 1876, et, afin de suivre les déplacements de ce père toujours guidés par son travail
journalier, la famille s'installe en banlieue de Saint-Romuald-d'Etchemin.
Le père, Joseph Picard, est un bon joueur d'égoïne. Il a appris à jouer, semble-t-il, d'une vieille indienne de la réserve des Escoumains où il est
né (plus précisément à Mille-Vaches). La mère, Yvonne Caseault, est originaire de Limoilou. Le soir, après le souper, Joseph a l'habitude de jouer et Aimé écoute attentivement les morceaux
qu'interprète son père.
L'égoïne paternelle étant naturellement trop difficile à manier pour ses petites mains, il s'essaie, un jour, de tirer quelques notes d'une scie à découper
dont il frotte la lame avec un morceau de bois. Ces premiers essais s'avèrent non concluants. Il remplace son morceau de bois par une lime puis sa scie par une scie à araser, sa lime par un archet
plus conventionnel, cette autre scie par une scie à refendre ayant appartenu à un nain de Vallée-Jonction puis par une «buck-saw» d'un chantier fermé. Il découvre finalement, vers l'âge de
six ans, que les meilleurs sons qu'il puisse tirer demeurent ceux associés à une égoïne conventionnelle dont il finit par apprendre à plier la lame en se servant d'une paire de pinces.
En 1884 (il a alors huit ans), lors de l'anniversaire de sa mère, il joue pour la première fois en public. Un air de sa composition :
«C'est ti-Jos Picard
Qu'avait un gros cigare
Il l'a j'té d' un quart de lard
Chez Joseph Allard...»
(Refrain repris par la suite par Réal Béland du duo Ti-gus et Ti-Mousse.)
C'est le délire : le jeune Aimé qu'on appelle «l'Aimé à Joseph», puis «Le petit Aimé» et, finalement, «Ti-mé»
commence dès lors à accompagner son père dans ses tournées hivernales où, ne pouvant exercer son métier de menuisier, il a pris l'habitude de visiter les chantiers de coupe de bois au nord de
Louiseville.
Son éducation est sommaire : à onze ans, il sait à peine lire et écrire et ne sait compter que sur ses doigts mais il gagne déjà sa vie, son seul nom
suffisant à attirer, dans les villages où il jouait aux côtés des grands violoneux de l'époque, tous les gens des environs.
À treize ans, on le place à titre d'apprenti chez un ferblantier où sa passion pour les instruments à découper ne fait qu'augmenter.
À seize ans, il quitte ses parents, alors installés aux Trois-Rivières, pour suivre une troupe de musiciens de l'Ontario, les Mule Head Country Squires,
qui donnent des spectacles de musique et de danse traditionnelles à la manière des musiciens ambulants du siècle précédent. - Cette vie itinérante est difficile : il faut, certaines journées
parcourir cent et même deux cents milles, sur des routes peu carrossables, pour arriver souvent qu'au coucher du soleil, juste à temps pour une représentation qui durera jusqu'à onze heures,
minuit. - Le lendemain, à quatre heures, le groupe est de retour sur la route.
De 1900 à 1905, il parcourut ainsi
la presque totalité des provinces et territoires du Canada et toute la partie nord-est des
États-Unis. (Sa visite à Napierville demeure mémorable - voir à Chronologie du Grand Marshall, année 1905).
En plus de jouer de la scie, Ti-mé danse. C'est Ronald Whitten, un des musiciens de la troupe qui lui a enseigné. C'était selon les observateurs de
l'époque, en dehors des légendaires frères Legris, le plus
grand danseur du temps.
En 1906, son contrat avec les Mule Head Country Squires étant terminé, il se retrouve à Montréal où, ayant entendu
parler des soirées canadiennes organisées par l'abbé Godbois en la salle Saint-Joseph, il se présente avec ses scies pour une audition. - Il est immédiatement engagé et sera, en dehors des
tournées de Noël et du Jour de l'An, de toutes les fêtes.
À partir de 1912, il a alors 36 ans, sa santé minée par les longues veilles, les incessants voyages et un usage peut-être exagéré de boissons distillées,
lui cause des problèmes de plus en plus sérieux. - Il lui arrive maintenant d'arriver en retard à ses soirées où de ne plus être en mesure de respecter ses engagements.
«Le plus curieux dans tout ça, dire plus tard Jos Carignan, le père de Ti-Jean, c'est qu'une fois monter (sic) sur scène, il devenait un
autre homme : ce n'était pas lui qui jouait de la musique mais la musique qui jouait au travers lui.»
Le 6 juin 1913, devant être à Mascouche, il se rend par erreur à Laprairie où, devant le refus du curé de lui ouvrir les portes de la salle paroissiale, il
sort son égoïne et entreprend de scier en deux la porte d'entrée. - On l'arrête, il passe deux nuits en prison avant d'être libéré par l'abbé Godbois venu aider celui qui avait rendu sa salle
si populaire. - Très malade, on le transporte à l'Hôtel-Dieu où il apprend, entre autres, qu'il est atteint de tuberculose.
Six mois de repos, à Rivière-des-Prairies, semble lui avoir redonner un semblant de vigueur mais le coeur n'y ait plus.
Le lendemain de Noël, suite à une fête donnée en son honneur, il s'éteint, 3845a rue de Bullion, à Montréal, seul, dans une chambre au deuxième étage
avec vue sur la cour.
Ses funérailles ont lieu le 29 décembre en l'église du Très-Saint-Sacrement où, malgré l'inclémente température, ses amis et collègues sont tous venus
lui rendre hommage, y compris Ronald Whitten qui s'est déplacé de Brandtford, Ontario, les onze frères Legris de même que Joseph Carignan.
Exceptionnellement, ce jour-là, on permet à Joseph de jouer (au violon) l'Avèze, air qu'affectionnait particulièrement la clientèle de Ti-mé.
On pourra en entendre un extrait de cet Avèze, joué par le fils de Joseph, Jean Carignan, en cliquant sur la note suivante
(format
MP3) :
Avèze joué par Jean Carignan :
(01:43 min.)
Les cendres de Ti-mé Picard reposent aujourd'hui dans le petit cimetière de Saint-Télesphore, son village natal, sous une dalle très simple où est inscrit :
Ci-gît
Aimé Picard
le plus grand grand scieur
de tous les temps
(1876-1913)