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Hérodote


Note :

Le texte qui suit est un chapitre de la partie I d'un livre publié en 1932 par à Paris par la Société d'Édition «Les belles Lettres» sous le titre de «Hérodote Introduction» (détails ci-dessous) et est cité, ici, verbatim (sans les notes) pour illustrer certains propos sur la lecture et l'utilité de la lecture rapide.

Voir Le Castor™ de Napierville, édition du 5 août 2019, chronique de Simon Popp, sous la rubrique «De la difficulté de lire certains livres».


De la crédulité et du sens critique d'Hérodote

Extrait de «Hérodote - Introduction» 

Notice préliminaire sur la vie et la personnalité d'Hérodote par 
Ph. E. Legrand, correspondant de l'Institut 
et 
professeur honoraire de l'Université de Lyon.

Collection des Universités de France publié sous le patronage de l'Association Guillaume Budé - Paris - Société d'Édition «Les belles Lettres», 1932 - Pages 83 à 93.


Paragraphe 1

Il y a chez Hérodote beaucoup d'erreurs, de naïvetés, de sottises. Mais il serait injuste de faire état de toutes pour taxer l'écrivain de crédulité excessive. Lui-même déclare en termes formels qu'il n'ajoute pas foi à tout ce qu'il répète d'après autrui, - comment le pourrait-il lorsqu'il reproduit côte à côte des opinions ou des récits inconciliables ? - et parfois le rapprochement de deux passages de son oeuvre prouve que, de sa part, cette déclaration n'est pas une vaine parole. C'est ainsi qu'au livre IV chapitres 7 et a7 il parle de pluies de plumes et d'hommes qui n'ont qu'un ceil en de tels termes, qu'on peut se demander s'il ne croit pas à la réalité des unes, à l'existence des autres ; mais, par le chapitre 31 du livre IV et le chapitre 116 du livre III, nous connaissons clairement qu'il n'y croit point. Ou bien, dans un autre ordre d'idées, il semble admettre au livre V chapitre 63 que les Alcméonides corrompirent la Pythie ; mais, au livre VI chapitre 23, il laisse voir qu'il en doute. A la différence d'Hécatée, qui substituait sans façon aux «sots racontars» des anciens l'exposé de ses idées personnelles, Hérodote tient pour son principal devoir de transmettre avec fidélité les informations qu'il a pu recueillir, en laissant chacun libre d'en penser ce que bon lui semble ; et, lorsque, sur un point déterminé, ces informations sont multiples et contradictoires, volontiers il remet au lecteur le soin de décider laquelle est la plus digne de créance. Il lui arrive néanmoins assez souvent de marquer des préférences, d'élever des objections, de faire des réserves, ou même de proposer à l'encontre des informations recueillies des conjectures, - qu'il a toujours grand soin de présenter expressément comme telles, - pour que l'on soit en droit de parler de son sens critique.

Paragraphe 2

Il n'est certainement rien moins qu'un esprit fort ; il croit aux dieux, à leur immixtion dans les affaires humaines, aux prodiges par lesquels ils communiquent leur volonté aux hommes ou leur annoncent l'avenir, aux présages, aux apparitions, aux songes, aux oracles. Mais, même en ces matières, sa croyance n'est pas illimitée; ou, plus exactement, elle n'est pas constante. Et elle n'a pas le caractère d'une foi sans conditions ; elle est réfléchie, et, dans une certaine mesure, rationnelle. L'histoire des statues de Damia et d'Auxésia, qui se seraient mises à genoux pendant qu'on les tirait avec des cordes pour les arracher de leurs bases, le trouve sceptique (V 86) ; et aussi l'histoire des flammes qui seraient sorties de la poitrine de la statue d'Héra pour signifier à Cléomène de Sparte qu'il ne devait pas prendre Argos (VI 82). Il est vrai que, dans ces deux cas, le miracle lui était conté par des informateurs avec qui il ne sympathisait point : des Éginètes, ennemis d'Athènes ; des défenseurs de la mémoire de Cléomène, lequel avait été ennemi de Démarate. Mais il ne paraît pas croire davantage à certaines histoires merveilleuses dont les Athéniens se faisaient gloire : Pan apparaissant dans les monts d'Arcadie au courrier Pheidippidès, l'appelant par son nom, l'assurant de sa bienveillance pour Athènes, réclamant un culte en Attique (VI 105); Borée, à la prière des Athéniens, compatriotes de son épouse Orithyie, fracassant les vaisseaux des Barbares contre la côte de Magnésie (VII 189). Du reste, il est souvent malaisé de comprendre pourquoi, en face de cas analogues, Hérodote adopte des attitudes différentes pourquoi par exemple, il incline à expliquer la folie de Cambyse par une simple raison physique, en la rattachant à l'épilepsie dont ce prince était atteint (III 33), tandis qu'il refuse d'expliquer la folie de Cléomène, ainsi que le faisaient les Spartiates, par une autre raison physique, tirée de l'abus du vin (VI 84). Son incrédulité intermittente à l'égard du surnaturel ne semble pas lui être dictée par des règles fixes d'une application générale, mais, dans chaque circonstance, par des considérations particulières qui ne relèvent pas toutes de la logique, sinon par le caprice ; autrement dit, elle est question d'espèces. Cette incrédulité s'affirme parfois assez inopportunément: il s'étonne que les Athéniens contemporains de Pisistrate aient pu croire qu'Athèna, sous la forme d'une femme, ramenait le tyran à Athènes (I 60) ; peut-être eût-il mieux fait d'observer que la femme qui jouait le rôle de la déesse, habitante d'un bourg de l'Attique, de taille exceptionnelle et de fière prestance, devait être connue de tous dans le pays. S'il croit aux oracles, c'est que l'expérience lui a montré maintes fois leurs prédictions confirmées par les événements (VIII 77) ; mais il se défie judicieusement des fraudes, des prophéties après coup. Rapportant la réponse des devins de Telmessos aux envoyés de Crésus, réponse qui annonçait la chute de Sardes, il a soin de noter : « Telle fut la réponse que les Telmessiens firent à Crésus alors qu'il était déjà pris, sans rien savoir encore de ce qui était advenu de Sardes et de sa personne » (I 78). Même genre d'observation lorsqu'il s'agit de la confidence prophétique qu'un Perse, per de jours avant Platée, fit à Thersandros d'Orchoméne «Voilà ce que j'ai entendu dire par Thersandros d'Orehomène ; il ajoutait qu'il l'avait aussitol répété à plusieurs personnes avant la bataille de Platée» (IX 16).

Paragraphe 3

Surtout, la religiosité d'Hérodote ne l'empêche pas d'adopter volontiers, en face des mythes et des légendes, l'attitude rationaliste qui avait été déjà celle d'Hécatée. Il entend dire en Thessalie que l'étroit vallon de Tempè par lequel le Pénée roule ses eaux est l'ouvrage de Poseidon ; il acquiesce, mais non sans ironie: «Ce qu'on dit est vraisemblable. Quiconque pense en effet que Poseidon ébranle la terre et que les séparations que les tremblements de terre y ont faites sont des ouvrages de ce dieu, doit être d'avis, en voyant ce vallon, que Poseidon en est l'auteur ; car c'est bien par le fait d'un tremblement de terre, à ce qu'il m'a paru, que ces montagnes ont été séparées» (VII 129). On lui raconte à Dodone qu'une colombe noire venue de Thèbes d'Égypte s'est perchée sur un chêne et a articulé d'une voix humaine que les destins voulaient qu'on établit en ce lieu un oracle de Zeus. Mais, objecte-t-il, comment pourrait-il se faire qu'une colombe émit des sons articulés? Cette prétendue colombe, cette prétendue colombe noire, devait être une femme, une Égyptienne brune de peau, vendue en Thesprotie par des marchands d'esclaves; on dit d'elle qu'elle était une colombe parce que, ne sachant pas le grec, elle parlait un langage qui paraissait aux habitants du pays ressembler à la voix de cet oiseau ; et quand, au bout de quelque temps, ayant appris le grec elle commença à se faire comprendre, on dit que la colombe avait parlé (II 56-56). Parmi les légendes qui avaient cours sur les premiers jours de Cyrus, l'une montrait l'enfant, grâce à la protection divine, nourri dans le désert par une chienne ; pour Hérodote, pas de doute ; cette légende est un embellissement de la réalité ; le vrai doit être que Cyrus a été recueilli, allaité, élevé par une femme dont le nom, en mède, signifiait chienne (I 110).

Paragraphe 4

Là où la divinité n'est pas en cause, Hérodote est encore plus à l'aise pour refuser de croire à ce qui contredit les lois de la nature. Il ne s'en fait pas faute. On ne saurait lui en vouloir d'accepter - ou de paraître accepter - sur la structure, la génération, les moeurs de certains animaux, sur l'origine de certains produits, sur la cause de certains phénomènes, des opinions erronées, dont quelques-unes se sont maintenues durant des siècles et jusqu'à des époques où les sciences naturelles avaient réalisé de grands progrès. Du moins n'admet-il pas l'existence d'hommes qui n'ont qu'un oeil, d'hommes aux pieds de chèvre, d'hommes qui sommeillent pendant six mois de suite, et laisse-t-il aux Libyens la responsabilité de ce qu'ils disent concernant des hommes à tête de chien et des hommes sans têe qui ont un oeil au milieu de la poitrine. Que les Neures, une fois par an, se transforment en loups pour quelques jours et reprennent ensuite leur forme humaine, il le nie catégoriquement, encore que des Scythes le lui aient affirmé avec serment, et aussi des Grecs établis en Scythie (IV 105). La pluie de plumes qui, d'après certains Scythes, emplirait l'air dans les régions boréales, est tout simplement, à son avis, de la neige tombant à gros flocons (IV 3r). L'histoire du phénix transportant d'Arabie à Héliopolis le corps de son père dans une boule de myrrhe est qualifiée par lui d'incroyable (II 73). Il traite de fable ce que les Égyptiens racontent de l'île Chemmis, qui, à les en croire, serait flottante ; et il saisit l'occasion de déclarer que la notion d'une île flottante le plonge dans la stupeur (II 156). Trop confiant dans les données de son expérience personnelle et de l'expérience de ceux qui l'entouraient, il refuse même de croire qu'au cours du périple de la Libye les Phéniciens aient pu avoir le soleil à leur droite dans des circonstances où, au Nord de la Ligne, c'est-à-dire partout où fréquentaient les navigateurs antiques, ceux-ci l'avaient à leur gauche (IV 42). Les récits d'exploits prodigieux, d'entreprises colossales, - bien qu'il ait eu sous les yeux les murs de Babylone, les pyramides d'Égypte, le canal de Nécos et celui de l'Athos, - lui inspirent une prudente défiance. Skyllias de Skionè aurait plongé dans la mer aux Aphétes et n'en serait ressorti qu'à l'Artémision, à 8o stades de distance ? Galéjade ! «Je pense que Skyllias s'est rendu à l'Artémision sur une barque» (VIII 8). Thalès de Milet, pour permettre à Crésus de traverser l'Halys, aurait divisé ce fleuve en deux parties, l'une et l'autre guéables ? Bien plutôt, «quand Crésus fut parvenu sur les bords de l'Halys, il poursuivit sa route, à mon avis, en faisant passer son armée par les ponts existants» (I 75).

Paragraphe 5

Quittons le domaine du surhumain, de l'extraordinaire. En face d'informations qui n'ont aucun caractère merveilleux, - et, même en un temps épris de fables, c'étaient évidemment des informations de ce genre qui s'offraient surtout à l'enquêteur, - que vaut la critique d'Hérodote ?

Paragraphe 6 

C'est, sous plus d'un rapport, une critique simpliste. Il ne vient pas, semble-t-il, à l'idée du «père de l'histoire» que, dans une assertion, il puisse y avoir une part de vrai auprès d'une part d'erreur et que l'on doive chercher par de patientes analyses à isoler la première ; pas davantage, que plusieurs récits d'un même événement ne sont souvent qu'autant d'altérations divergentes de la vérité, et que c'est affaire à l'historien de reconstituer cette vérité en les combinant l'un avec l'autre. Pour lui, une information est chose que l'on accepte ou que l'on rejette en bloc. Ce renseignement est-il exact ou controuvé ? Entre ces traditions, laquelle convient-il de choisir ? Telles sont les questions qu'il se pose. D'autre part, bien qu'il ait pratiqué quelquefois, - nous en verrons tout à l'heure des exemples, - la méthode qui procède par groupement des faits, par recoupements et par comparaisons, trop souvent sa critique s'exerce, si je puis ainsi dire, en tête-à-tête avec une information déterminée, et ne cherche que dans la qualité de cette information considérée isolément des raisons de l'admettre ou de la réprouver. De là vient qu'il laisse subsister, d'un passage à un autre de son oeuvre, des discordances, que nous relèverons à l'occasion. Et aussi, par l'effet d'une négligence contraire, qu'il a accueilli des anecdotes si semblables entre elles qu'elles paraissent copiées l'une sur l'autre. Une fois, il remarque lui-même qu'une action de Leutychide répète à peu de chose près une action attribuée à Thémistocle (IX 98) ; et nous devons reconnaître que, dans ces deux cas particuliers, la situation étant la même et le but à atteindre identique, l'emploi de moyens pareils n'avait rien que de naturel. D'autres similitudes, plus suspectes, ne paraissent pas le frapper. L'histoire du Lydien Pythios au livre VII chapitres 37-38 reproduit celle du Perse Oiobazos au livre IV chapitre 84. Celle de Xerxès récompensant d'une couronne d'or le pilote qui l'a sauvé du naufrage et lui faisant ensuite couper la tête parce qu'il a causé la mort de plusieurs seigneurs perses (VIII 118) rappelle l'histoire de Cambyse joyeux de retrouver Crésus, mais sans pitié pour ceux qui l'ont soustrait à son courroux (111 36). La gaillarde réplique des Automoles aux émissaires de Psammétichos (II 30) et la réponse de la femme d'Intaphernès à Darius (II 119), différentes de ton, expriment une même idée. Le suicide de Pantitas, un des trois cents Spartiates des Thermopyles, que les circonstances avaient mis à l'abri du trépas (VII 232), est à rapprocher du suicide d'Othryadas, seul survivant des trois cents de Thyréa (I 82). Par trois fois, les engagements des Thermopyles et de l'Artémision, la victoire remportée par Gélon en Sicile sur les Carthaginois et la victoire de Salamine, la bataille de Platée et la bataille de Mycale, auraient eu lieu le même jour (VIII 15 ; VII 176 ; IX 89). Les doublets, objets. de scandale pour la critique historique moderne, ne sont pas rares chez Hérodote.

Paragraphe 7

Des raisons qui lui font accorder ou refuser sa créance, les unes sont déduites d'observations personnelles, de témoignages incontestables, de confrontations chronologiques, de rapprochements avec les lois et coutumes d'un pays. Il est inexact que des statues sans mains qu'on lui a montrées en Egypte prouvent que les femmes dont elles sont les images aient eu de leur vivant les mains coupées ; Hérodote a bien regardé ; et il a constaté que les mains des statues en question, statues de bois, étaient tout simplement tombées de vétusté (II 131). Il est inexact que le sentier par où les Perses tournèrent la position des Thermopyles leur ait été montré par Onétès et Corydallos, puisque les pylagores ne mirent jamais à prix la tête de ces deux hommes, mais seulement celle du Trachinien Éphialte (VII 214). Il est inexact que Xerxès, retournant en Asie après la défaite de Salamine, se soit embarqué à Eion ; on a la preuve qu'il suivit la voie de terre au delà de cette ville, puisqu'il fit étape à Abdère, plus voisine de l'Hellespont qu'Eion (VIII 120). Il est inexact que la pyramide dite de Mykérinos ait été élevée aux frais de la courtisane Rhodopis ; d'abord, parce que Rhodopis ne vivait pas au temps de Mykérinos, mais au temps d'Amasis; ensuite, parce qu'on peut voir à Delphes des offrandes qui représentent la dîme de ses biens, et qu'une richesse décuple n'eût pas suffi à faire édifier la pyramide (II 134-135). Il est inexact que les Égyptiens aient voulu immoler Héraclès à leur dieu: «comment en effet un peuple à qui il n'est pas même permis de sacrifier des animaux, excepté des porcs, des beeufs et des veaux, à la condition qu'ils soient purs, et des oies, comment ce peuple sacrifierait-il des hommes ? » (II 45). Il est inexact que Cambyse soit, comme voudraient le faire croire les Égyptiens par vanité nationale, fils de Cyrus et d'une concubine égyptienne ; ils devraient savoir «premièrement, qu'en Perse la loi ne permet pas à un fils naturel de devenir roi quand il y a un fils légitime ; ensuite, que Cambyse était fils de Cassandane, fille de Pharnaspe de la race des Achéménides, et non de l'Égyptienne» (Il 2). Inversement, ce qu'on dit d'un lac de la Libye, d'où les filles du pays tireraient des paillettes d'or en y plongeant des plumes frottées de poix, ne doit pas être trop vite rejeté comme un conte : car il se passe dans un pays grec où chacun peut le constater, à Zakynthe, quelque chose de comparable (IV 195). Ou bien : il ne faut pas trouver invraisemblable qu'après la mort de Smerdis le mage l'un des conjurés qui l'avaient abattu, un grand seigneur perse, ait songé à établir chez les Perses la démocratie ; car, plus tard, un autre grand seigneur, un propre neveu de Darius, après avoir soumis les cités ioniennes, en expulsa les tyrans et y installa des gouvernements populaires (VI 43).

Paragraphe 8

En pareils cas, la critique d'Hérodote s'appuie sur des documents positifs, sur des données objectives. Il n'en est pas toujours ainsi. Et voici des exemples d'une autre sorte. Hélène est-elle allée à Troie, comme le veut l'opinion commune ? Hérodote le conteste ; car si elle y avait été, dit-il, les Troyens l'auraient certainement rendue aux Grecs plutôt que de s'exposer à périr en la retenant ; Priam, quelles qu'eussent été ses dispositions initiales, se serait vite lassé de sacrifier pour elle ses enfants et son peuple ; le seul qui pouvait tenir à la garder, Pàris, n'étant pas l'aîné de la famille, n'aurait pu imposer sa volonté (II 120). Il nie qu'à l'époque de Marathon les Alcméonides aient eu partie liée avec Hippias et les Perses ; comment auraient-ils servi la cause du tyran, eux qui avaient toujours manifesté la plus forte aversion à l'égard de la tyrannie, qui, tout le temps de la domination des Pisistratides, avaient vécu hors de leur pays, qui par leurs trames avaient contribué à affranchir Athènes plus qu'Harmodios et Aristogiton ? (VI 121, 123). Il ne croit point que Xerxès, surpris en pleine mer par une tempête, ait ordonné aux nobles Perses qui l'accompagnaient de se jeter à la mer pour alléger le navire ; apparemment, le roi eût plutôt fait descendre à fond de cale tous ceux qui étaient sur le pont, et aurait fait noyer, à la place des seigneurs de sa cour, pareil nombre de rameurs phéniciens (VIII 118-119). Il doute que Télinès, ancêtre de Gélon, ait accompli les hauts faits qu'on lui prête ; car, fait-il observer, exécuter de semblables projets n'appartient qu'à de grandes âmes, à des hommes hardis et courageux ; or, les habitants de la Sicile disent de Télinès qu'il était au contraire mou et efféminé (VII 153). Les histoires extravagantes des Psylles partant en guerre contre le vent du Sud (IV 173), de Xerxès faisant marquer l'Hellespont au fer rouge (VII 35), de Rhampsinite plaçant sa fille dans un lupanar pour découvrir le larron qui se jouait de lui (II 121), de Chéops comptant sur les produits de la prostitution de la sienne pour améliorer ses finances (II 126), le trouvent plus ou moins franchement incrédule. Il soupçonne Démarate de s'être vanté en prétendant que, par ses conseils, il avait assuré la couronne à Xerxès au détriment d'Artobazane, fils de la première femme de Darius ; le crédit dont jouissait la seconde femme, Atossa, mère de Xerxès, suffit, à son avis, pour expliquer la décision du roi (VII 3). Dans le récit que font les Égyptiens des précautions qu'Amasis aurait prises pour soustraire son cadavre aux outrages posthumes et de la confusion qui en résulta pour Cambyse, il discerne un mensonge inspiré par l'amour-propre national (III 16). Là, et ailleurs encore, Hérodote fait appel simplement au bon sens et à des considérations psychologiques. Or, le bon sens et la psychologie sont à coup sûr des guides estimables ; ils écartent de l'absurdité, de la grossière erreur ; ils peuvent conduire un poète, l'auteur d'une oeuvre d'imagination, à la vérité littéraire ; ils ne peuvent, à eux seuls, conduire à la vérité historique.

Paragraphe 9

Aussi bien, Hérodote n'avait-il pas de cette vérité une conception aussi sévère, un besoin aussi vif, que Thucydide et nous autres modernes. Il est assez frappant que, là même où il aurait pu faire état de documents officiels, de pièces d'archives, il ne paraît pas s'en être beaucoup soucié, et qu'il semble éprouver en toutes circonstances une prédilection marquée pour les traditions orales, plus vivantes, plus circonstanciées, plus pittoresques, mais par nature moins certainement véridiques. D'ailleurs, quelques phrases de son ouvrage sont ici instructives. L'explication du ravitaillement en eau des troupes de Cambyse à laquelle il donne la préférence est appelée par lui [îci, un mot grec], par opposition à [un autre mot grec], - l'explication la plus vraisemblable par opposition à celle qui l'est moins (III 9). De même, la tradition qu'il choisit entre plusieurs touchant la mort de Cyrus n'est, de son propre aveu, que le [mot grec] (I 214). Ne doutons pas que la version de l'enfance du grand roi qu'il présente comme [mot grec] (I 95) n'avait, elle non plus, d'autre titre à ses yeux que celui d'une plus grande vraisemblance ; qu'il n'y avait pas toujours pour lui une distinction nette entre [Mot grec] et [mot grec] ; que, d'une façon avouée ou tacitement, avec ou sans développements à l'appui, c'est souvent d'après le critère du vraisemblable qu'il s'est fait une opinion, a accueilli ou rejeté ce qu'il entendait dire, préféré ceci à cela. La méthode était peu rigoureuse. Il est arrivé plus d'une fois qu'elle a laissé l'auteur dans l'embarras, en présence d'assertions ou de récits divergents ; car, si le vrai est un, le vraisemblable peut être multiple; et il l'est souvent en effet.

Paragraphe 10

Dans l'appréciation du vraisemblable, il y a presque toujours une part de subjectif. La valeur des jugements qu'un homme porte en ces matières dépend tout particulièrement de son plus ou moins de liberté d'esprit, de ses partis pris ou de son impartialité; et, d'autre part, de ses qualités de psychologue, de sa pénétration, de son aptitude à saisir ressemblances et différences, ce qui se concilie ou se heurte irréductiblement. Examinons, de ces deux points de vue, la mentalité d'Hérodote...


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