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Silverview
Postface de Nick Cromwell
Tradaptation de Fawzi Malhasti


© Voir notes à la fin

Je me sens comme un chat à qui on a, non seulement demandé de regarder son maître, mais d'en dire quelque chose d' important à la fois sur lui et sur son travail. Quand j'étais adolescent, cela m'eut été très facile. J’aimais beaucoup le récit de Smiley versus Karla, et en particulier la version audio de Tinker Tailor qu'en a fait Michael Jayston que j'écoutais continuellement sur mon lecteur JVC au point où j'aurais pu vous citer, rythme compris, des passages comme : «J'ai une histoire à vous raconter. Une histoire d'espionnage. Et si ce que j'en pense est vrai, vous allez avoir besoin d’une toute nouvelle organisation.» Je vous aurais ajouté - et je le pourrais encore - que David John Moore Cornwell, mieux connu sous le nom de John le Carré, n'était pas seulement un père superbe, mais aussi un conteur éblouissant et unique.

L'hiver 2020/21 a été, pour moi, sombre. Début décembre, je me suis retrouvé chez mes parents à Cornwall pour m’occuper de ma mère, dont le cancer était devenu vraiment sérieux, alors que mon père était à l’hôpital pour ce qu'on disait être une pneumonie. Quelques nuits plus tard, j’étais accroupi au chevet de ma mère dans le même hôpital pour lui dire que son mari, mon père, n'était plus. Nous avons pleuré ensemble et je suis rentré seul à la maison face à la pluie qui tombait sur la mer.

Je suis et j'ai été ridiculement chanceux. Quand mon père est décédé, il n'y avait plus rien à régler entre nous ; pas d'explications à nous donner, pas de problèmes non résolus, aucun malentendu. Je l'aimais. Il m'aimait. Nous nous connaissions. Nous avions accepté nos défauts et nous nous en moquions. Quoi demander de plus ?

Sauf que je lui avais fait une promesse. Et pas à la légère. L'été précédente, je crois, enfin, il n’y avait pas très longtemps, lors d'une promenade dans Hampstead Heath. Il était alors, lui aussi, comme ma mère, atteint d'un cancer, mais du genre qu'on se disait entre nous avec lequel il allait mourir plutôt que du genre dont il allait mourir. Et cette promesse était en réponse sans équivoque à une question qu'il m'avait posée : s'il décédait avec un roman inachevé sur son bureau, est-ce que j'étais consentant à le terminer ?

J'ai dit oui. Je ne pouvais pas m'imaginer dire non. D'un écrivain à l'autre, d'un père à un fils : quand on vous passe le flambeau, on ne peut pas dire non.

C'est à cela que je pensais lorsque, regardant le large océan noir d'une sombre nuit à la Cornouailles. Je me suis souvenu de Silverview, un roman que je n'avais pas lu, mais que je savais exister. Je me disais qu'il n'était pas non-fini ou incomplet, mais que quelque chose en empêchait sa publication, qu'il méritait peut-être d'être révisé, puis révisé à nouveau, et révisé encore une fois.

Commencé juste après Une vérité si délicate (que j'ai eu tendance à considérer comme la plus parfaite distillation de son travail - une expression courageuse de compétence, de sagesse, de passion et d'intrigue), il devait manquer à ce nouveau roman, quoique probablement terminé, qu'un seul mot : celui de "FIN". S'agissait-il d'un roman et d'une tentative de roman qui n'avaient pas répondu à ce qu'il avait prévu ?

Et s'il allait être mauvais ? C'était possible : c'est quelque chose qui peut arriver à n'importe quel écrivain. Et si c'était le cas, pourrait-il être récupéré, sauvé... par moi ? Comme mon père, j'ai une capacité de mimétisme - mais la déployer à grande échelle, de contrefaire son style sur trois cents pages si ce dernier roman l'exigeait... est-ce que j'allais avoir la force de m'atteler à cette tâche ? Est-ce que j'avais vraiment le devoir de ce faire ?

Et puis je l'ai lu, et ma perplexité s'est accentuée. Ce fut, à ma surprise, un très bon roman. Il y avait, bien sûr, les habituels bloopers que l'on retrouve à l'étape de la mise-en-page ou de la typographie d'un livre - des mots répétés, des feuillets techniques, un paragraphe boiteux ici et là -, mais dans son ensemble, il était beaucoup plus soigné par rapport à ceux que l'on retrouve en mode épreuve et, comme ce fut le cas pour Une véritési délicate, il m'a paru être une sorte de réflexion parfaite sur son travail de pré-romancier - un acte de bravoure face à la réalité d'une longue expérience - et pourtant tout-à-fait un roman à la John Le Carré, avec sa propre intrigue sa puissance émotionnelle et les préoccupations sur lesquelles il a toujours attiré notre attention. La question est : pourquoi ne pas l'avoir "terminé" ? Qu'est-ce qui a retenu mon père à le garder dans le tiroir de son bureau, à le ressortir régulièrement pour le peaufiner, et en être toujours insatisfait ? Et puis il y avait cette autre question que je me suis posé et qui, à l'instar des expressions qu'il utilisait dans ses écrits : qu'est-ce que j'étais censé réparer dans cette affaire ? Ajouter des sourcils à une Joconde ?

Dans les rares occasions où j’avais envisagé ce moment et la part que je devais y jouer, j’avais supposé un livre  aux trois quarts rédigé, avec suffisamment de notes pour le terminer, peut-être même un peu de matière non incorporée, et que mon travail allait être une sorte de tricot textuel de syncrétisation. Or, il n'y avait tout simplement rien de cela à faire. 

Dans le livre que vous avez en main, chers lecteurs et lectrices, vous trouverez d'évidents coups de brosse - disons : éditoriaux - de ma part, mais je tiens à préciser que le texte que vous avez lu ou que vous vous apprêtez à lire, est du pur le Carré et si vous avez quelques détails à lui reprocher, je tiens à en prendre la complète responsabilité. 

Alors, encore une fois, le pourquoi : pourquoi mon père a-t-il tenu à ce que vous ne le lisiez pas avant aujourd'hui ?

J'ai une théorie. Elle est sans fondement, tout-à-fait instinctive et je ne saurai pas la soutenir, preuves à l'appui. Les normes strictes de vérifiabilité qui ont toujours régi l’information diffusée par mon père sur le "Cirque" pourraient m'être reprochées ne serait-ce que pour l'avancer. Et pourtant, comme Ricky Tarr l'a fait, je suis convaincu qu'elle a du sens.

Il y a une ligne que mon père n'a jamais traversée et c'était, pour lui d'une grande importance : celle de ne jamais dévoiler les détails relatifs au travail qu'il a fait au sein du service de renseignement, y compris les secrets dont il fut témoins et qui sont devenus, avec le temps caduques ou sans importance. Il n'a jamais divulgué un seul nom et même pas tenu de vagues propos sur ce en quoi consistait ses activités même à ceux qu'il considérait ses plus chers ou ses plus dignes confidents. Je n'en connais pas plus sur cette période de sa vie qu'on peut pas lire dans tout ce qu'on a écrit et publié sur le sujet et, malgré son départ dans les années soixante du service auquel il était attaché, il est resté fidèle à ses engagements initiaux. S'il y a une chose qui l'a profondément offensé, ce sont les sous-entendus, parfois lancés par des officiers supérieurs du service où il a oeuvré, au sujet de sa politisation ou des prises ou non prises de position par ses anciens collègues. Personnellement, il s'est toujours abstenu de tous commentaires sauf, très discrètement, lorsque certains faits auxquels il a été confronté presque accidentellement, pour ne dire que, oui, il était courant (à l'époque). Point, à la ligne. Mais voilà que Silverview se penche sur certaines choses qu'aucun autre roman de Le Carré ne l'a jamais fait. Y est décrit un service fragmenté : rempli de ses propres factions politiques, pas toujours gentil avec ceux qu'il devrait chérir, pas toujours très efficace ou alerte, et finalement pas sûr de ce qui pourrait être justifié. Dans Silverview, les espions britanniques ont, comme plusieurs d'entre nous, perdu leur certitude sur la notion de ce que peut être un pays, la notion de ce qu'était le pays pour lequel ils travaillent et sur ce qu'ils étaient et ce que nous sommes tous devenus envers nous-mêmes. Comme Karla dans Smiley’s People, voici ce que je retiens de Silverview : l’humanité d'un service du renseignement remise en question et si ce service est encore est à la hauteur de la tâche qu'on lui confie, quitte à se demander si cette tâche en vaut la peine.

Je pense que mon père ne pouvait pas se résoudre à dire ce que je viens de résumer. Je pense, sciemment ou non, qu'il s'est étouffé en constatant qu'il était devenu tout-à-coup et contre son gré le porteur d'une certaine vérité qu'il ne pouvait pas révéler en ce qui concerne l'institution qui lui a donné un foyer quand il était un chien perdu sans collier au milieu du XXe siècle. Tout compte fait, je crois qu'il a écrit un livre merveilleux, mais, quand il l'a regardé, il l'a trouvé trop cru, trop près de la réalité et plus il y a travaillé, plus il l'a affiné, plus ça lui est devenu clair - et puis... nous voilà.

Vous pourrez toujours vous forger une opinion autre que la mienne - et elle sera tout aussi valable -, mais il fallait que je l'énonce.

Mon père s'est efforcé dans ces pages, comme il l'a toujours fait, de dire la vérité, en tisser ses différents aspects, et vous dévoiler le monde.

Bienvenue à Silverview.

Nick Cornwell
Juin 2021



Note : Cette postface est sujette à des droits d'auteur. Sa version originelle fait partie de la première édition de Silverview, un roman de John Le Carré paru chez Pengouin Random House en octobre 2021. Elle est publiée ici, en traduction, pour inciter nos lecteurs à s'en procurer une copie dès sa sortie en édition française, prévue au printemps de 2022.

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