À Eugène
Fasquelle
102 Boulevard
Haussmann [Peu après le 28 octobre 1912] (1)
(1) Cette lettre
suit, à un ou deux jours d'intervalle tout au plus,
semble-t-il, la lettre précédente du même au même. Elle se
situe donc peu après le 28 octobre 1912.
Monsieur,
J'ai oublié quand je vous ai écrit de vous dire une chose assez
importante. Pour éviter que vous preniez la peine de me répondre,
je serais volontiers venu vous en entretenir de vive voix. Mais
dans l'état de ma santé, me levant très rarement, j'ai peur que
les heures un peu tardives où je pourrais vous voir, ne vous dérangent
encore plus que de m'écrire.
Voici ce que je voulais dire : comme (justement à cause des
difficultés de sortir, de recevoir etc... que me crée ma santé)
je n'avais pas pu voir M. Calmette (et par conséquent M. Calmette
n'avait pu causer avec vous), que beaucoup plus tard que je
n'avais cru, j'avais supposé (quand je croyais qu'il pourrait
vous voir dès l'été dernier) que mon livre, s'il ne vous déplaisait
pas et si vous vouliez le publier, pourrait paraître dès Février,
et un peu imprudemment, j'avais demandé à des revues, de me réserver
un peu de place pour d'assez longs extraits qui paraîtraient
avant (2). Or je me figure comme j'ai quelques amis dans la
presse et que je publie très rarement, qu'ils parleront un peu
dans leurs feuilles de ces fragments (c'est une supposition que je
fais, mais assez vraisemblable), d'autant plus que ces fragments
étant fort « décents » cela leur sera peut-être plus facile
que de parler du livre lui-même, qui ne le sera pas du tout (3).
Il en résultera donc, à cette apparition des fragments, je n'ose
pas appeler cela un peu de bruit, car c'est sans doute trop dire,
mais enfin une nuance d'attention dont le volume profiterait, s'il
pouvait apparaître à ce moment-là. Mais fatigué comme je le
suis, même à supposer que vous vouliez le publier, et le publier
le plus tôt possible, et que vous puissiez me faire envoyer immédiatement
des épreuves, je doute que je puisse les corriger assez vite pour
qu'il puisse paraître avant le mois de Mars. A la rigueur ce
serait d'ailleurs assez tôt, mais il faudrait pour cela que je
puisse avoir des épreuves le plus tôt possible, et peut-être
cela n'est-il pas dans vos intentions.
2. Projet qui
n'aboutira pas. D'après la lettre 144 à Gallimard ci-après,
Proust avait d'abord pensé faire publier des fragments de son
oeuvre dans la Revue de Paris, où il connaît Ganderax. Puis il
se décide à tenter sa chance auprès de Copeau pour la
Nouvelle Revue Française. Copeau refusera, comme l'on sait, de
rien publier de Proust.
3. Ce projet n'aboutira pas non plus, sauf pour le seul fragment
de son oeuvre : Vacances de Pâques, qui paraîtra dans Le
Figaro du 25 mars 1913. Voir ci-dessus, la note 7 de la lettre 2
à Albert Henraux.
Si vous pouviez m'écrire
un petit mot pour me fixer sur cette question d'époque (à
supposer que la question du principe soit elle-même résolue),
cela me rendrait doublement service car j'aurais besoin de
m'absenter et ne voudrais pas le faire avant l'apparition du livre
(4). Si vous voulez me concéder un volume un peu fort, je
crois que je ferai aller cette première moitié presque jusqu'à
la fin du manuscrit que vous avez entre les mains (5). Il
n'y aura qu'à ajouter une page de dédicace, et une page
d'avant-propos, mais je ferai cela au dernier moment.
4. Ce projet de
voyage n'aboutira pas non plus.
5. Jusqu'à la fin du séjour à Bricquebecq (Balbec).
Dans le cas où
l'apparition en Mars vous semblerait possible et vous pourriez dès
maintenant m'adresser les premières épreuves, ce n'est même
[pas] la peine que vous perdiez de votre temps qui je le sais est
très précieux, à m'écrire. L'envoi des épreuves sera la plus
claire des réponses.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments les
plus distingués et bien reconnaissants.
Marcel Proust