Marcel Proust
Un point de vue personnel
de
Paul Dubé
(et Copernique Marshall)
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Note sur le texte de l'édition
d'À la recherche du Temps perdu
tel qu'édité par Pierre Clarac et André Ferré
(Trois volumes La pléiade 1952)
Chargés par les héritiers de Marcel
Proust d'établir un texte de son oeuvre aussi fidèle que possible à ses intentions, nous devons compte au lecteur de la méthode que nous avons suivie pour essayer de mener à fin une tâche difficile.
I. Les volumes d'« À la recherche du Temps perdu» publiés avant la mort de Marcel Proust.
Du vivant de l'auteur ont paru des éditions de Swann(*) et des Jeunes Filles (**) dans lesquelles le texte des originales a été
ça et là retouché. Elles devraient faire autorité ; mais Proust déclare ne les avoir surveillées que de loin (***) ; ...
(*) Un volume (Éd, de la Nouvelle Revue française, 1917). L'originale avait paru chez Bernard Grasset en 1913.
(**) Un volume in-folio tellière sur papier Indian bible (Éd. de la Nouvelle Revue
française, 1920). L'originale avait paru aussi aux Éditions de la N.R.F. en 1918.
(***) Il écrit à Paul Souday en décembre 1919 : « La guerre m'a empêché d'avoir des épreuves; la maladie m'empêche, maintenant, de les corriger. » Il semble donc qu'il n'ait pas surveillé la nouvelle édition de Swann parue en 1917. Quant à l'édition in-folio des jeunes Filles, il déclare dans une lettre à M. et Mme Sydney Schiff qu'on l'a faite « sans le consulter ». Nous avons retrouvé dans les archives de Mme Mante un exemplaire, d'ailleurs incomplet, de l'originale des jeunes Filles qui porte, avec trois corrections autographes (toutes trois à la même page), d'innombrables corrections d'une main étrangère; elles intéressent surtout la ponctuation et sont passées pour la plupart dans l'édition in-folio. Ce document semble apporter la preuve matérielle que, si Proust a lui-même retouché quelques détails de son oeuvre entre 1918 et 1920, il n'en a pas moins accepté qu'elle fût confiée à des réviseurs auxquels il donnait carte blanche. Il écrivait d'ailleurs en 1919 à M. G. Gallimard, précisément au sujet des Jeunes Filles: « Un éditeur a principalement parmi ses fonctions de faire imprimer ses livres. Admettons un instant que toutes les fautes soient de moi, il y a des correcteurs pour quelque chose. »
... il est sûr d'autre part, que des réviseurs anonymes y ont altéré en maints endroits, de la façon la plus arbitraire, même la plus absurde, des phrases dont le sens apparemment leur échappait (*). On ne saurait négliger ces éditions, dont certaines corrections semblent
authentiques; on ne saurait non plus leur accorder grand crédit.
(*) Pour les jeunes Filles, on pourra se reporter à notre article du Bulletin de la Société des amis de Marcel Proust (1951-1952, n° 2). Pour Swann, voir les notes critiques de ce volume [...]
Les originales offrent plus de garanties, malgré les
incorrections dont elles fourmillent(*).
(*) Proust ne cesse de s'excuser de ces incorrections auprès de ses correspondants; sa santé ne lui permet pas de corriger les épreuves que lui envoie l'imprimeur. En 1913, à Paul Souday, à propos de l'article que celui-ci avait consacré à Swann dans le Temps du 10 décembre : « Il reste que les conditions déplorables dans lesquelles j'ai dû faire corriger les épreuves de ce livre ... ont eu pour conséquence de me faire publier un livre plein de fautes énormes, mais dont l'énormité même déclarait assez qu'elles n'étaient pas imputables à l'auteur. » - En 1921, à Sydney Schiff, en lui annonçant l'envoi de Guermantes II, Sodome et Gomorrhe 1: « Ce sont les directeurs de la Revue qui gentiment ont chez eux corrigé mon brouillon et donné directement le bon à tirer sans que je m'en mêle. Aussi il y a un peu moins de fautes que quand j'y mets la main. » - En mai ou juin de la même année, à Robert de Montesquiou : « .., moi qui ne peux écrire et dont le livre a été « tiré » directement sur de vieux brouillons dans mon incapacité de corriger des épreuves ».
Elles n'en portent pas moins, elles aussi, la marque indiscutable d'interventions étrangères (*).
(*) Pour les jeunes Filles, cf., par exemple, dans ce volume la note 1 de la p. 798. - On lit dans l'édition originale de Guermantes, à la p. 133, ce beau non-sens, non corrigé à l'errata: « D'ailleurs dernière sectatrice en qui survécût obscurément la doctrine de ma tante Léonie - sachant la physique, Françoise ajoutait en parlant de ce temps hors de saison : « C'est le restant de la colère de Dieu! » Cette phrase fait partie d'un développement que Proust a ajouté de sa main sur le placard 12. L'autographe donne clairement « la doctrine de ma tante Léonie touchant la physique». Sachant pour touchant est sans doute une faute de l'imprimeur, mais le tiret révèle l'intervention d'un réviseur qui, au lieu de consulter l'auteur, a essayé, sans succès, de rendre intelligible un texte absurde.
A partir surtout de 1918, réservant au travail créateur ce qui lui relie de forces, Proust laisse à d'autres le soin de surveiller ses imprimeurs. Quand il reçoit des épreuves, il songe moins à les corriger qu'à enrichir le texte déjà « composé », à y « réinfuser » ce qu'il appelle une « surnourriture ». L'expression de roman fleuve ne saurait convenir à son oeuvre; elle ne s'est pas développée dans une seule direction. En 1913, elle était entièrement ébauchée et ne devait comprendre alors que trois volumes (**).
(*) Lettre à la N.R.F., p. 115
(**) L 'originale de Swann donne de la suite de
l'oeuvre, telle que Proust la concevait à cette date, le plan suivant :
Pour paraître en 1914: LE CÔTÉ DE GUERMANTES (Chez Mme Swann. - Noms de pays : le pays. - Premiers crayons du baron de Charlus et de Robert de Saint-Loup. - Noms de personnes: la duchesse de Guermantes. - Le salon de Mme de Villeparisis). Un vol. in-18 jésus - 3 fr. 50.
LE TEMPS RETROUVÉ (A l'ombre des jeunes filles en fleurs. - La princesse de Guermantes. - M. de Charlus et les Verdurin. - Mort de ma grand'mère. - Les Intermittences du
coeur. - Les « Vices et les Vertus » de Padoue et de Combray. - Madame de Cambremer. - Mariage de Robert de Saint-Loup. - L'Adoration perpétuelle). Un vol. in-18 jésus 3 fr. 50.
On sait que le premier des deux volumes annoncés ci-dessus était, en effet, sur le point de paraître chez Grasset à la veille de la guerre. Les placards, que M. Feuillerat a longuement décrits, en avaient été composés par l'imprimeur de Sevann, Charles Colin.
Mais la sève était trop riche, et l'arbre, jusqu'à la mort de Proust, n'a cessé de se ramifier. Les « ajoutages » couvraient les marges des épreuves, puis débordaient sur des pages blanches qui, collées aux placards et les unes aux autres, finissaient par former des bandes interminables, les « paperoles » de Françoise. L'imprimeur avait naturellement de plus en plus de peine à se reconnaître dans ces griffonnages (*) ...
(*) Il a très souvent confondu, par exemple, la fin des participes en ant et des imparfaits en
ait. Il faut aussi une grande pratique de l'écriture de Proust pour distinguer ses a, ses e et ses o. Cf., J.F., p. 868, note z : Proust parle très clairement d' « une couronne fermée par un bonnet de pair de France ». Toutes les éditions portent « formée »!
... et dans ces renvois inextricables; les fautes passaient d'épreuves en épreuves, chaque fois grossies de fautes nouvelles, - jusqu'au Jour où l'éditeur, effrayé par cet accroissement sans fin - Mais c'est un nouveau livre! » s'écrie Copeau devant les épreuves remaniées des Jeunes Filles - donnait lui-même, d'autorité, le bon à tirer.
On ne saurait donc être surpris, par exemple lorsqu'on compare aux épreuves l'originale de Guermantes, de trouver si infidèle au dessein de l'auteur un texte qui a pourtant paru de son vivant. Les archives de Mme Mante contiennent des placards entiers couverts d'additions autographes dont aucune n'est passée dans l'édition ; ces placards ne sont jamais parvenus jusqu'à l'imprimeur. Pour Guermantes II, afin de faciliter le travail du prote, l'éditeur a pris le parti de faire recopier les
corrections de Proust par un calligraphe; mais, en collationnant cette copie avec les épreuves originales, on y relève des omissions et des erreurs. Nous avons eu sous les yeux deux exemplaires du placard 23 ; Proust a couvert le premier d'additions excellentes et de corrections nécessaires
jusqu'à la sixième page, puis l'a égaré sans doute avant d'avoir achevé son travail; il a dû reprendre sa
révision, beaucoup plus hâtivement, sur le deuxième exemplaire qui seul a été envoyé à l'impression.
Afin d'établir notre texte sur des bases indiscutables, il nous eût donc fallu, pour chaque partie de l'oeuvre, en retrouver le manuscrit initial et suivre, à travers la série complète des copies (*) et des épreuves, le développement de cette première ébauche. Malgré la générosité avec laquelle Mme Mante-Proust nous a ouvert ses archives, nos recherches sont parfois reliées vaines. Le premier jet de Swann est à jamais perdu. Pour les jeunes Filles, ce que Proust appelait son « manuscrit » est une étrange marqueterie où de larges fragments autographes alternent avec des épreuves, corrigées ou non, les unes de Grasset (1914), les autres de la N.R.F.; le tout a d'ailleurs été mis en pièces pour « truffer » chacun des cinquante exemplaires de l'édition in-folio; nous n'avons pu découvrir environ que le quart de ces exemplaires. Quant aux « bon à tirer », ils semblent avoir tous disparu. Il nous manque donc l'alpha et l'oméga, et dans l'intervalle, que de lacunes (**) !
(*) Proust a parfois modifié et enrichi son texte sur des copies dactylographiées avant de le remettre à l'imprimeur. Nous avons retrouvé des copies de ce genre pour quelques passages des Jeunes Filles, pour Sodome et Gomorrhe et pour le début de la Prisonnière.
(**) Nous nous sommes bien souvent trouvés en face d'un texte presque sûrement fautif, mais que les documents dont nous disposions ne nous permettaient pas de
rectifier. Par exemple, qu'est-ce, dans Guermantes (éd. orig., I, p. 106), que ce « poisson cuit au court-bouillon... "infrangible" mais contourné » ? et un peu plus loin (ib., p. 124), il est peu probable que Saint-Loup en tilbury, croisant le narrateur, ait tenu « pendant deux minutes sa main au bord de son képi ».
Aussi, chaque fois que le texte de nos épreuves s'écartait de celui de l'édition, devions-nous essayer de deviner si ce désaccord résultait d'une faute de l'imprimeur ou d'une correction ultérieure dont nous ne retrouvions plus la trace. Choix forcément arbitraire, pour lequel nous n'avions d'autre guide qu'une longue familiarité avec la pensée de
Proust et ses habitudes d'écrivain. Nous avons pourtant posé ce principe: quand des épreuves, même très anciennes (*), présentent des correction ou additions autographes, si l'édition reproduit littéralement le texte imprimé de ces épreuves sans tenir compte des changements indiqués par l'auteur, corrections et additions doivent être rétablies. Il est peu probable, en effet, que Proust ait repris après coup, purement et simplement, un texte qui lui avait d'abord paru défectueux.
(*) Nous songeons surtout aux épreuves des fragments des Jeunes Filles qui ont paru en juin 1914 dans le no 66 de la N.R.F.; nous les avons retrouvées dans les archives de Mme Mante.
Mais eussions-nous pu vérifier sur l'autographe chaque phrase des éditions, nous nous serions heurtés encore aux plus difficiles de nos problèmes. Les fautes de l'imprimeur sont souvent réparables; celles de l'auteur laissent en général l'éditeur désarmé. On s'étonne d'ailleurs de ne pas en relever davantage dans les manuscrits de
Proust quand on songe comment il a vécu ses dernières années, qui furent précisément celles de sa plus grande activité créatrice. Il faut avoir longuement interrogé les « paperoles » qui déjà de son vivant « se déchiraient "ça et là" et qu'on n'ose plus déplier qu'en tremblant, pour se représenter l'angoisse de celui qui, la nuit, dans « la chambre de liège », les couvrait de sa prompte écriture, trace légère, parfois à peine saisissable, d'une pensée qui ne connaissait plus de repos. Il a tant à dire encore, et ses jours sont comptés. A tout instant un développement nouveau s'impose à son esprit, « capital», « capitalissime ». Où lui trouver place ? Il le griffonne un peu au hasard dans les marges de ses épreuves. Aura-t-il jamais le loisir de refondre tout cela, de l'ordonner dans une composition musicale comme celle de Swann ? La mort le presse. Il faut aller de l'avant.
Il a manqué à Proust, dans ces années haletantes, un confident de sa pensée, qui, modeste et attentif, l'eut averti de ses méprises (*).
(*) Pour nous en tenir aux Jeunes Filles, c'est bien Proust qui a écrit : « une des balances du plateau » (p. 444, note 1), « leurs effluves odoriférantes » (p. 510, note 2; cf. pourtant Swann, p. 95, note 1), « la première pétale » (p. 798, note 2), « il aurait voulu que nous partîmes» (p. 799, note 1). De tels lapsus échappent dans l'improvisation même aux écrivains qui n'ont pas de génie. Si l'on avait signalé à Proust ces inadvertances, il les eût certainement corrigées, comme les menues
incorrections que ses éditions offrent à chaque page et qui pour la plupart ne sont pas de son fait. D'autres erreurs, fort nombreuses, résultent des changements que Proust a introduits dans son oeuvre. La soirée de gala du début de Guermantes avait lieu d'abord à l'Opéra-Comique (cf. N.R.F., ne du 1er juillet 1914); Proust l'a située ensuite à l'Opéra; mais la mention de l'Opéra-Comique subsiste en deux endroits de l'édition. La nièce de Jupien était sa fille dans la rédaction primitive; elle l'est encore çà et là dans le texte définitif, etc., etc.
Il y en a d'évidentes que nous avons cru pouvoir
rectifier à coup sûr. Encore ne devions-nous procéder à cet échenillage qu'avec la plus prudente discrétion. Hardiesses de syntaxe, ellipses, citations inexactes (Proust cite toujours de mémoire), tout devait être
respecté de ce qui, voulu ou non,
semble porter sa marque propre. Ce départ, on le pense, ne va pas sans difficultés. Nous n'avions pas seulement à déchiffrer nos manuscrits, mais souvent à les interpréter.
Lorsque Proust laisse courir sa plume, il lui arrive, si la phrase est longue, de perdre de vue, comme nous le faisons en parlant, la direction syntaxique dans laquelle il s'était d'abord engagé. Ou bien, se relisant
distraitement, il procède à une
retouche, heureuse en soi, mais qui ne s'accorde pas avec le contexte. D'autres fois, rencontrant sur ses épreuves une phrase altérée par l'imprimeur, il la
reconstitue au pied levé sans se reporter à son manuscrit: du texte initial, si nous le retrouvons, ou du texte refait que l'édition a recueilli, quel etc celui que
nous devons préférer ? Souvent enfin, quand il se corrige, Proust ne biffe qu'incomplètement sa première version dont certains mots
subsistent ainsi dans la version imprimée et la rendent informe.
Un texte altéré, fût-ce par l'auteur, semble appeler une
restauration. Mais restaurer est une tâche ingrate. Les uns nous jugeront timides; les autres, indiscrets. En tout cas, nous ne nous sommes jamais écartés de nos éditions de base sans en aviser le lecteur (*). Il trouvera, dans nos notes critiques, les données de chaque problème, et sera ainsi en mesure de
substituer, aux solutions que nous avons choisies, celles qui lui paraîtraient préférables.
Pierre Clarac
(*) Dans chaque note nous reproduisons le passage que nous avons cru devoir corriger et nous renvoyons au document sur lequel notre
correction est fondée. Quand nous rectifions de nous-mêmes un texte évidemment fautif, nous nous contentons de le citer en le faisant suivre d'un astérisque.
2 - Les volumes posthumes
Le 18 novembre 1922, Marcel
Proust s'éteignait, laissant inédite, mais non inachevée, la fin de son grand roman. Elle
devait comprendre la Prisonnière, publiée en 1923, la Fugitive en 1925 sous le titre Albertine disparue, enfin le Temps retrouvé en 1927. Quelques jours avant sa mort, il travaillait encore à la
correction de la copie dactylographiée de
la Prisonnière (*), volume dont il ne devait jamais voir les épreuves (**). Le premier quart environ de ce document (jusqu'au morceau célèbre des cris matinaux de Paris) porte à chaque page les traces de nombreux remaniements; l'auteur l'a
en outre enrichi de maintes adjonctions manuscrites, couvrant les marges et se prolongeant sur des feuilles collées. En revanche, ce
n'est que de loin en loin qu'on rencontre, dans la masse des feuillets qui suivent, une retouche portant sur un mot ou une tournure; il semble que Proust n'ait pu que feuilleter hâtivement la plus grande partie de sa
dactylographie. C'est pourtant dans cette partie à peine retouchée que se greffent deux longs développements autographes, deux « marges » qui elles aussi débordent...
* C'est sur la chemise couvrant cette copie que le
docteur Robert Proust a écrit : « Manuscrit d'après lequel a été imprimé la Prisonnière. »
** Cf. Lettres à la N.R.F. (Les Cahiers Marcel Proust no 6.) Du 24 au 25 juin 1922 : « Mais le travail de réfection de cette dactylographie, où j'ajoute partout et change tout, est à peine commencé. Il est vrai qu'elle a été faite en double. Mais à quoi bon vous faire faire des frais inutiles de placards, alors que je peux aussi bien corriger sur la
dactylographie ? » (Pp. 224-225.) - Du début de novembre 1922 « L'espèce d'acharnement que j'ai mis pour la Prisonnière (prête mais à faire relire - le mieux serait que vous fassiez faire les premières épreuves que je corrigerais), cet acharnement, surtout dans mon terrible état de ces jours-ci, a écarté de moi les tomes suivants. » (P. 273.)
...largement sur des feuilles annexes : l'un a trait aux précautions pharmaceutiques prises par Mme Verdurin pour affronter la musique de Vinteuil, passage dans lequel se trouve la mention incidente de la mort du
docteur Cottard, que l'on reverra cependant dans les tomes suivants; l'autre, plus long encore, concerne l'expression grossière dont Albertine n'a pu retenir le début et que le narrateur finit, horrifié, par
reconstituer intégralement ("me faire casser le pot").
Cette cette copie
dactylographiée, revue (bien qu'incomplètement) par l'auteur, qui nous a servi de base pour établir le texte de la Prisonnière. Elle contient un certain nombre de fautes de
lecture et présente aussi des lacunes. Proust avait beau détenir à la fois la dactylographie et le manuscrit (*)...
(*) Cf. Lettre du 24 au 25 juin à M. G. Gallimard : « Je possède bien le manuscrit, ou, pour mieux dire, la dactylographie complète (et le manuscrit aussi) de ce volume et du suivant, puisque vous vous rappelez que j'avais pris pour cela une dactylographe. »
(Op. cit.,
p. 224.)
... il et évident qu'il ne s'est pas reporté à ce dernier pour rectifier les erreurs ou remplir les blancs de la copie. En effet, quand la faute de lecture entraîne une absurdité ou un non-sens, il ne rétablit jamais le texte primitif; mais procède à une
correction qui utilise une partie de la leçon fautive et aboutit à une rédaction différente de l'original. Il lui arrive aussi de biffer entièrement un passage incomplet ou d'écrire dans l'espace laissé en blanc par la copie des mots qui ne sont pas ceux du manuscrit. Dans tous les cas de cette sorte, nous avons adopté le dernier en date des textes où s'exprime la pensée de Proust, c'est-à-dire celui de la dactylographie corrigée par lui, même - ce qui est fréquent - lorsqu il n'est pas meilleur que le texte primitif; le lecteur pourra faire lui-même la comparaison, puisque nous donnons toujours en note le texte du manuscrit.
Mais il n'est pas rare que, même dans le premier quart de la copie, des fautes de lecture de la dactylographe aient échappé à Proust; il les y a laissé subsister, et elles sont passées dans le volume imprimé.
C'est alors le texte authentique que nous rétablissons, celui du manuscrit, et c'est celui de la
dactylographie, implicitement approuvé par l'auteur mal informé, que nous donnons en note (*).
(*) J'ai donné dans le numéro spécial du Disque Vert, « Hommage à Marcel
Proust » (Bruxelles, décembre t9S2), quelques exemples de ces fautes : « immuable » pour « insurmontable », « surprisse » pour « surfisse », « dans son passé » pour « dans sa pensée », « réception » pour « répétition », etc.
Quant à la Fugitive et au Temps retrouvé, un seul document fait autorité pour l'établissement du texte : c'est le manuscrit autographe, dont Mme
Mante-Proust a eu l'extrême obligeance de mettre à notre disposition une
reproduction microfilmée et sur l'original duquel elle a bien voulu nous permettre de procéder à des vérifications complémentaires. Notre édition suit aussi fidèlement que possible le texte de ces précieux cahiers (numérotés, pour les deux parties du roman, de XII à XX). Chaque fois que nous avons été contraints
d'y apporter une modification, celle-ci est signalée par une note dans laquelle nous donnons le texte non corrigé du manuscrit.
S'il ne nous a pas été possible de
respecter intégralement dans le détail le mot à mot du texte rédigé par Proust, c'est que ce texte se présente à certains égards, sinon comme un brouillon, du moins comme un hâtif premier jet.
Proust lui-même devait ne pas le considérer comme définitif, et se réserver de le revoir si l'avenir le lui avait permis; à plusieurs reprises en effet, il a, dans le corps même du récit (et non pas en marge), jeté, en vue de la relecture de ses cahiers, des indications comme celles-ci, destinées à repérer les endroits où il aurait à
eeffectuer des remaniements : Peut-être à placer ailleurs. Il vaudrait mieux après, quand je parle de... Mettre ici ce que je dis de... à dire mieux, à vérifier. D'autres indications, marginales celles-là (dont capitalissime, qui reparaît
çs et là), marquent l'intention probable de revenir sur tel passage pour en souligner l'importance ou en renforcer l'accent. Certains noms propres sont laissés en blanc; d'autres, et aussi des noms communs, sont suivis d'un point d'interrogation dubitatif entre parenthèses. La rédaction trahit encore la hâte, et aussi la fatigue du grand malade (cette fatigue qui lui fait parfois tomber des mains la plume qu'il confie alors à Céleste, écrivant de courts fragments sous sa dictée), dans l'omission évidente de mots, dans le double emploi de formules adverbiales à la fois avant et après le verbe, dans l'inachèvement de certaines Phrases pour lesquelles, par exemple, la proposition principale interrompue par une relative
n'est pas reprise après elle et demeure sans verbe.
Le manuscrit porte certes la trace de nombreuses corrections autographes; mais ces
corrections elles-mêmes sont hâtives et souvent incomplètes. Ainsi, ayant ajouté à un nom sujet au singulier un autre nom, Proust omet de mettre le verbe au pluriel; ou ayant remplacé un nom féminin par un synonyme masculin, omet de changer le genre de
l'adjectif qui le qualifie. Dans le remaniement d'une phrase, il laisse parfois
subsister, sans les rayer, des parties qui devaient disparaître, et prolonge au contraire la rature sur d'autres dont le maintien s'impose. Nous n'avons négligé dans les notes en fin de volume, si fastidieux qu'en puisse être le recensement, aucune de ces lacunes, aucune de ces omissions, de ces négligences et de ces erreurs.
Insistons sur ce point : nous nous sommes
systématiquement interdit toute retouche que pourrait inspirer le souci de faire la « toilette » du texte. Cette toilette, il était sans doute légitime que les premiers éditeurs y procédassent, comme ils n'ont pas manqué de le faire, afin d'assurer le public qu'on lui livrait une œuvre vraiment achevée, afin de ne pas risquer de rebuter ce public, non encore conquis, par des incohérences, des contradictions, des négligences. Mais maintenant que la gloire de Proust est établie sans contredit, qu'elle ne risque plus de souffrir des menues taches qu'il eût effacées si la mort lui avait accordé un sursis, maintenant que son livre est entré dans la société des oeuvres classiques, le seul devoir qui s'impose (comme il s'est imposé aux éditeurs modernes des Pensées de Pascal) est celui de fidélité. Si l'oeuvre, dans quelques-uns de ses détails, est restée imparfaite, ses
imperfections mêmes ont droit à notre respect. Il est hors de doute que Proust aurait apporté des changements à son texte, s'il avait pu en préparer lui-même l'édition; des constructions insolites ou boiteuses auraient été redressées, des phrases incomplètes achevées, des passages mal insérés déplacés, des contradictions supprimées. Mais nul ne peut préjuger ni de l'importance des retouches, ni du sens dans lequel il aurait effectué chacune d'elles. Ce que nous donnons, c'est donc l'état du texte tel que l'écrivain l'a légué. Nous ne nous sommes pas crus en droit, par exemple, d'escamoter l'une des deux morts de Saniette, de Cottard, de la Berma, ni les propos de M. de Charlus et du narrateur sur Bergotte vivant bien après qu'on l'eut enterré. Dans l'ignorance de ce qu'eut décidé Proust à ce sujet, la piété autant que l'honnêteté commandent de présenter au lecteur un texte intact. Lorsqu'un
passage du manuscrit est matériellement illisible, ou fait
manifestement double emploi, ou qu'il présente une structure grammaticale incorrecte, bref dans tous les cas où nous ne pouvons l'incorporer tel quel au texte courant, nous le signalons et le reproduisons en note.
Plus encore que des corrections, le manuscrit contient des adjonctions : précisions en surcharge dans les interlignes, béquets marginaux encadrés d'un trait dont l'origine les rattache à un mot ou à une phrase dans le corps de la page, fragments détachés, écrits à part et collés après coup (les «paperoles » de Françoise), pages entières se suivant, intercalées entre deux pages consécutives numérotées. Pour Proust, revoir son texte, c'est presque toujours y ajouter, ce n'est presque jamais en rien retrancher; chaque fois qu'il biffe un passage, c'est pour le reporter ailleurs; plus probablement, il le transcrit avant de le biffer ou en omettant de le biffer, ce qui explique les redites à peu près textuelles de passages plus ou moins longs, parfois de pages entières; quand nous opérons la suppression de l'un de ces passages en double (en règle générale le premier dans l'ordre du déroulement du récit), nous le signalons en note, au besoin avec les variantes.
Nous n'avons pas cherché, comme on a pu le faire pour les Essais de Montaigne, à mettre en évidence par la présentation typographique les alluvions qui ont gonflé le texte primitif (*) « marges », « paperoles », béquets et pages annexées ont été incorporés à cette rédaction initiale, comme le voulait d'ailleurs Marcel Proust, sans que l'attention du lecteur soit appelée sur les multiples coutures de cet habit d'Arlequin. Nous n'avons fait d'exception que pour les passages qui, au point de vue de sens ou au point de vue grammatical, se présentent nettement comme des appendices ou des parenthèses, assez hétérogènes au texte dans lequel ils viennent s'insérer pour faire perdre le fil de la narration ou entraîner une construction incorrecte, boiteuse, amorphe, qui serait à reprendre entièrement : ces passages sont placés en renvoi au bas de la page.
(*) La plupart (et pas seulement dans le Temps retrouvé) ont dû être écrites à la fin et à la suite immédiate de la guerre de 1914-1918, comme l'attestent les nombreuses allusions à cet événement (on
en trouve même, dans la Prisonnière, à l'affaire Landru, de 1920).
Nous nous sommes interdit, contrairement à ce qu'ont fait les premiers éditeurs, non seulement le transfert d'épisodes de l'endroit où les avait placés Proust dans un autre, mais
encore les raccords pour rattacher certains béquets à la suite du récit dans lequel ils s'incorporent, les adjonctions de propositions ou de phrases rendant, à ces reprises, plus explicite le sens du texte. Toutefois, un problème particulier se pose parfois quand un béquet s'insère entre deux phrases où il est question d'un personnage dont le nom, mentionné à la fin de la première, est représenté par un pronom personnel au début de la seconde.
Après quelques lignes ou même quelques pages qui interposent un développement adjacent, ce pronom, qui semble alors représenter un nom appartenant à la fin du fragment ajouté, suggère une équivoque. Nous avons dû, aussi rarement que possible, nous résoudre à substituer à ces pronoms les noms qu'ils étaient destinés à rappeler, non sans le signaler en note.
Ce n'est que dans les ajouts les plus récents que le musicien protégé par M. de Charlus s'appelle Morel, ou, désigné par son prénom, Charlie. Partout ailleurs, de la Prisonnière au Temps retrouvé, il apparaît sous le nom de Santois ou le prénom de Bobby, et il n'est d'ailleurs pas toujours violoniste, mais parfois flûtiste et parfois pianiste. Nous avons toujours corrigé en Morel et Bobby en Charlie, suivant en cela l'exemple donné par Proust lui-même dans les placards de Sodome et Gomorrhe revus par lui et même çà et là dans la copie dactylographiée de la Prisonnière; ces corrections sont toujours signalées en note.
Le découpage des deux dernières parties
d'À la Recherche du Temps perdu en volumes, chapitres et
paragraphes, tel que les éditions antérieures le présentent, comporte une part d'arbitraire. Le titre
Albertine disparue ne se trouve nulle part dans le manuscrit, ni même dans aucune lettre de Marcel Proust. On peut tenir pour probable que ce titre n'est pas de lui. II résulte de lettres écrites par lui à M. G. Gallimard au cours des mois qui précédèrent sa mort, qu'il entendait donner aux volumes compris entre
Sodome et Gomorrhe II et Le Temps retrouvé, soit le titre général
Sodome et Gomorrhe III, avec ces deux subdivisions: La Prisonnière,
La Fugitive, soit les titres Sodome III, La Prisonnière et
Sodome IV, La Fugitive (Sodome étant évidemment un abrégé de
Sodome et Gomorrhe). S'il a pensé renoncer au titre La
Fugitive, c'est parce qu'une traduction d'un livre de
Tagore venait, en 1922, de paraître sous ce titre. « Donc, écrit-il, pas de Fugitive, ce qui ferait des malentendus. Et du moment que pas de Fugitive, pas de Prisonnière qui s'opposait
nettement(*).»
(*) Lettres à la N.R.F. (Les Cahiers Marcel Proust, no 6), p. 235 lettre de fin juillet 1922. Lettre
d'octobre 1922 : « Comme vous l'avez très bien vu, le titre la Fugitive
disparaissant, la symétrie se trouve bousculée. » (Id. p. 271.)
Puisque le titre La Prisonnière a été conservé (et il était bon qu'il le fût), il
n'y a plus maintenant aucune raison de ne pas restituer, au tome qui lui fait pendant, le titre que lui avait choisi Proust :
La Fugitive. C'est ce que nous faisons. Même si le titre Albertine disparue avait été accepté par
Proust - ce dont nous n'avons aucune preuve et qui paraît improbable -, ce n'eût été qu'à défaut de pouvoir garder celui de
La Fugitive, à coup sûr préféré par lui.
Le titre Le Temps retrouvé était, lui, prévu depuis longtemps, et mentionné dès 1913 dans la page Pour paraître au
verso du faux titre de Swann de l'édition Grasset. Dans le manuscrit, il figure, de la main de
Proust, sur la couverture du Cahier VIII. Quant au titre La Prisonnière, il n'apparaît qu'en tête des copies dactylographiées.
Rien même n'indique dans le manuscrit où finissent la Prisonnière et la Fugitive, où commencent la Fugitive et le Temps retrouvé. On n'y trouve trace aucun des titres de chapitres donnés par les éditions, et les coupures qu'elles établissent pour ces chapitres ne correspondent pas toujours à celles que Proust a marquées dans ses cahiers. Ce sont, bien entendu, les coupures indiquées par l'auteur que nous respectons. Pour les mentions de chapitres et les sous-titres, nous n'avons pas cru devoir en tenir compte. Proust désirait beaucoup rendre sensibles jusque dans la disposition typographique l'unité et la continuité de son livre, qu'il concevait comme un bloc sans cassures, et qu'il eût même désiré voir tenir en deux ou trois volumes seulement (la présente édition réalise enfin ce voeu). Le lecteur désireux de trouver des points de repère se reportera à notre résumé, moins arbitraire que des titres de chapitres.
Nous avons scrupuleusement respecté les alinéas que l'écrivain a indiqués dans son manuscrit, soit en allant à la ligne, soit en écrivant Alinéa, Petit alinéa ou Grand alinéa, soit enfin par le signe qui lui est propre pour indiquer un changement de paragraphe : un long tiret encadré de deux points (. -- .). Il nous a paru impossible de ne pas introduire quelques autres alinéas, correspondant le plus souvent à l'insertion de béquets de grandes dimensions. Quant à la ponctuation, dont Proust ne se souciait guère, nous avons souvent dû en rétablir le minimum essentiel pour l'intelligibilité du texte.
On trouvera dans ces dernières parties
d'À la Recherche du Temps perdu un certain nombre de pages inédites, dont plusieurs ont été présentées dans le Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, mais qui se trouvent ici incorporées pour la première fois au texte. Ces pages correspondent, est-il besoin de le préciser, à des passages non pas supprimés par l'auteur, mais omis ou sacrifiés par les éditeurs, et que Marcel Proust au contraire entendait bien faire figurer dans son récit.
A tout prendre, l'absolue fidélité au texte même incomplètement revu par l'écrivain sert mieux la mémoire de Proust que les retouches qu'on peut être tenté d'y introduire pour en éliminer certaines imperfections. Ce
n'est pas seulement parce que ces imperfections mêmes rendent plus émouvant le livre écrit par un homme luttant contre la maladie, talonné par la mort; pas seulement parce qu'elles sont signes du foisonnement de sa pensée, dont l'écriture a peine à suivre le flot pressé et débordant. C'est aussi parce que cette fidélité permet de
rectifier bien plus de fautes qu'elle n'en met en évidence, et qu'elle apporte ainsi au lecteur, avec des richesses nouvelles et des beautés insoupçonnées, les chances d'une satisfaction plus parfaite de l'esprit et de la sensibilité.
André Ferré
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